Illustration Marc Kappeler (DR)

Lausanne - Ici, on n'est pas terrien, je dirais plutôt poisson ou volatile

Aude Seigne a étudié la littérature française et les civilisations mésopotamiennes, a voyagé dans une quarantaine de pays, a travaillé comme rédactrice web et a conçu une marque de produits cosmétiques artisanaux. Parallèlement, elle a publié de nombreux livres. Pour elle, la ville est synonyme de densification, de possibilités, de diversité. Pourtant, elle apprécie de moins en moins l'urbanité.

Publié le 02 septembre 2022 08:00. Modifié le 03 septembre 2022 16:20.

Ce n’est pas ta ville natale, c’est celle qui se trouve à côté. La première fois, c’est sans doute une course d’école au Musée olympique, puis une lecture de poétesses russes par ta sœur comédienne et une exposition d’impressionnistes, également russes, à L’Hermitage. Ensuite, il y a deux amies. La première quitte ta ville natale pour étudier le théâtre aux Teintureries, la seconde prend le train tous les jours pour te retrouver sur les bancs de l’université. La Russie, le théâtre, l’amitié, ont toutes à voir avec ta découverte de Lausanne.

A la différence de ta Genève natale, dont tu construis l’image en fouillant chaque quartier sur quelques années, ta représentation de Lausanne se construit par touches, pixels isolés que tu relies peu à peu entre eux. Au début, les lieux que tu visites semblent ne pas avoir de lien, c’est ce qui te frappe à chaque fois, on te dit bien sûr tu prends l’ascenseur et tu y es, c’est sous la passerelle, non ça n’est pas du tout là où tu penses, c’est juste en dessous mais il faut monter d’abord. La toponymie n’aide pas, tu apprends qu’il existe une place qui s’appelle Tunnel, un carrefour nommé Chauderon, un Boston francophone et un FLON beaucoup plus clinquant que sa sonorité de flan, que son histoire aussi. Au fil du temps, tu traces des lignes, composes des surfaces et des volumes. Ton expérience de voyageuse t’avait laissé croire que ton sens de l’orientation n’était pas trop mauvais, mais ici il te faudra plus de tout ça pour te repérer, plus de temps, d’orientation, d’expérience. Car ici on n’est pas terrien, on est poisson ou oiseau. On fait avec cette dimension supplémentaire, de la hauteur, des vallons, des ponts qui ne passent pas sur l’eau.

Tes premières découvertes sont nocturnes: un spectacle, une pendaison de crémaillère, une soirée pour aller danser ailleurs qu’en boîte – car il y a cette rumeur estudiantine, au bout du lac, et malgré la rivalité des deux villes, que Lausanne c’est mieux pour aller danser, plus décontracté, moins guindé, plus de choix pour moins cher. Puis la ville compte de plus en plus dans ta vie professionnelle, c’est au café de Grancy que tu rencontres pour la première fois un éditeur, il est plus jeune que toi, il te dit tout de suite qu’il te publie, tu griffonnes un poème au dos de l’addition, tu le gardes alors qu’il n’est même pas bon. Vous devenez amis. Par cette rencontre tu changes de vie. Tu deviens écrivaine. Tu parcours la Suisse puis l’Europe, et Lausanne constitue un bon centre. Tu y es invitée pour des lectures, des séances de travail collectives, des interviews. Au parc de Milan, au Simplon, dans les locaux de la RTS.

Le métier et l’amitié finissent par fusionner, c’est ici désormais que tu squattes des canapés, que tu as les yeux qui brillent, que tu livres et recueilles des confidences. Tu es allongée dans un parc pour le festival de la Cité, tu parles jusque tard dans la nuit sur la terrasse de la Grenette, tu marches en direction d’une pagode, tu écris dans le jardin d’un musée, tu te réveilles dans un appartement sous gare. Tes amis déménagent souvent, tu peux compter sur eux pour compléter ta géographie lausannoise en habitant différentes courbes de niveaux. Ta connaissance se précise. Tu apprends que Mont et Belmont-sur-Lausanne ne sont plus vraiment Lausanne, que le métro s’appelait autrefois ficelle, que tu es la seule à entendre dans Ouchy quelque chose qui fait mal, parce que le lieu est plutôt chic.

Un jour, la pandémie de Covid-19 interrompt ce lien que tu nourris avec la ville, où tu te rends désormais chaque semaine. Tu obéis aux autorités, tu ne prends plus le train, tu ne vois plus personne, tu souffres tellement pourtant. Tu te rends compte qu’en cas de fin du monde, beaucoup plus abrupte et radicale que ne l’est cette pandémie – et par fin du monde, tu entends surtout coupure des télécommunications –, la seule manière de retrouver tes amis serait ces lieux que tu connais, ces adresses que tu as mémorisées à force d’y squatter des canapés. Lorsque tu reviens à Lausanne, la ville est redevenue exotique, dans tous les sens du terme, elle est étrangère et tropicale. Sur la plage de Bellerive, tu vis un moment d’éternité. Personne ne sait si cette crise est finie ou si elle est en suspens mais cela souligne l’éphémère, le caractère unique de chaque instant. Vous êtes quatre ami·e·s sur la plage, vous nagez, riez, buvez du vin dans la nuit douce, puis vous voyez passer un avion, et comme personne n’en voit plus depuis des mois, celui-ci a la valeur d’un ovni. Après ça, vous êtes tou·tes allongé·es sur le sol, en silence face aux étoiles, et tu as la certitude que vous pensez aux mêmes choses, que l’immortalité passe par les autres, que l’amour, au sens large, c’est cette énergie physique qui relie les êtres.

Ce que tu aimes le moins, dans Lausanne, finalement, c’est d’en partir. Parce que c’est souvent le soir, souvent il faut redescendre, dans la géographie comme dans les émotions. Tu attends le train seule sur le quai et le train n’arrive pas, parce qu’il dépend d’un autre train quelque part, parce que c’est le dernier. Tu t’extraies de Lausanne comme une naufragée d’une île et tu sais que personne, à l’extérieur, ne sera capable de se la représenter comme toi, comme une métropole de souvenirs minuscules. Elle scintille. En quatre dimensions. La place qu’elle a prise dans ta vie est impressionniste.

  • A l'occasion de son 125e anniversaire, l'Union des villes suisses a invité treize femmes écrivains de différentes régions du pays à rédiger le portrait d'une ville suisse de leur choix. La série, soutenue par Pro Helvetia, paraît dans un numéro spécial de REPORTAGEN, publié fin août.