«Tu prends le premier Black qui passe»: un policier suisse raconte le racisme au quotidien
Un groupe de travail mandaté par l’ONU a dénoncé récemment le profilage racial et les humiliations de la part des forces de l'ordre en Suisse. Ce n’est pas Damien* qui dira le contraire. Policier depuis de nombreuses années, il raconte à Heidi.news la culture raciste profondément ancrée dans son corps de métier. Ce témoignage est le premier épisode de notre Exploration «Racisme en Suisse, un flagrant déni»
C’est une parole inédite. Celle d’un policier qui se confie, sans filtre ni tabou, sur le racisme qui gangrène sa profession. Nous rencontrons Damien* dans un café de Suisse romande, autour d’une table un peu à l’écart. Il est visiblement fatigué par son métier, désillusionné même, mais déterminé à raconter ce qui le révolte au quotidien.
«Si tu n’es pas d’accord avec une façon de faire et que tu dis quelque chose, tu passes pour un fou. C’est arrangeant pour les policiers de mettre les gens dans des cases et de se dire que tous les Noirs sont des dealers, tous les Maghrébins des voleurs, les Roms des mendiants. On n’est pas invités à réfléchir plus loin.»
Le policier se sent souvent comme un extraterrestre parmi ses collègues. Blanc, d’une quarantaine d’années, il exerce sur l’arc lémanique. Il a débuté sa carrière en étant porté par certains idéaux en matière de justice. Mais au fil du temps, il a abandonné l’idée de faire changer son institution de l’intérieur.
Il se contente de faire son travail au jour le jour, avec les principes et l’éthique qu’il s’est fixés. Mais pour lui, aucun doute: la police suisse est profondément raciste.
«Les “Gris”, c’est tous des merdes»
Le racisme, raconte Damien, c’est d’abord les surnoms donnés entre collègues ou sur le terrain en fonction de l’origine supposée des gens. «Toss» pour les Portugais, «Frocard» pour les Français, «Itch» pour les gens de l’Est. «Un Noir, c’est un Black, ou un Boubou», ils les désignent comme ça tout le temps, c’est tout à fait normal. Un Maghrébin, c’est un “Gris”.»
Pour lui, ces catégories sont «hyper banalisées, totalement entrées dans le langage courant. Même si peu de policiers se considèrent comme vraiment racistes». Il poursuit: «Mais les quelques-uns qui le revendiquent n’ont aucun problème à le dire. On peut entendre un collègue s’exclamer: “Moi je déteste les Blacks”, “Les Gris, c’est tous des merdes”, ou encore “T’as vu ce sale Gris?”. Ces phrases passent comme une lettre à la poste!» Les yeux du policier brillent de colère.
Quand on l’interroge sur les violences policières, il nuance: «Elles sont moins flagrantes qu’aux Etats-Unis, il n’y a plus de tabassage en rue parce qu’un type est noir. On est plus malins que ça. On nous rappelle souvent avant de partir sur le terrain: “faites attention aux téléphones portables”. On sait que si on dysfonctionne, on peut nous filmer. On ne va jamais rien faire à l’extérieur, c’est pour ça qu’il n’y a pas souvent en Suisse de violences policières filmées, de preuves.» Mais le racisme reste, assure le policier. «La violence verbale et administrative, ça reste.»
«C’est goal!»
Car le racisme dans la police, au-delà des mots, ce sont aussi des actes. Le travail qui est demandé aux agents pousse au profilage racial, explique Damien. «Notre performance se mesure avec des statistiques. On doit avoir une prise sur l’insécurité, mais comment la comptabiliser? Une des façons de le faire, ce sont les arrestations. S’il y a par exemple 400 dépôts de plaintes pour agressions et 600 arrestations, on peut mettre ces chiffres en avant, même si les arrestations n’ont peut-être aucun rapport avec les plaintes en question.»
Et quelle est l’arrestation la plus facile, pour faire du «chiffre»? C’est celle d’une personne sans papier, détaille Damien, qui s’échauffe: «Et quand on cherche des sans-papiers, on se tourne vers des personnes qui sont racisées! On ne va pas commencer à contrôler Madame-tout-le-monde. Quand passe une personne noire, la plupart des policiers disent à leurs collègues: “C’est goal!” Parce que ce sera peut-être l’opportunité d’arrêter quelqu’un.»
Dans les rues toujours, Damien et ses collègues arrêtent régulièrement des dealers. Beaucoup viennent d’Afrique et sont envoyés là par des réseaux qui les exploitent. Ils vendent leur marchandise dans des endroits connus pour être des lieux de trafic. Et dans le processus d’arrestation aussi, le policier décrit une forme de racisme cynique.
«Tu prends le premier Black qui passe»
«Quand on voit un deal se faire, il y a des agents qui interpellent le client qui vient d’acheter de la drogue. Une autre partie de l’équipe interpelle celui qui a vendu. Mais lors de certaines arrestations, les policiers laissent filer le vendeur plutôt que de courir. Puis ils arrêtent n’importe qui. On peut entendre des phrases comme: “Tu t’en fous de rester sur le bon gars, tu prends le premier Black qui passe, il aura de toute façon vendu une fois ou l’autre s’il traîne par ici!”. Et la personne accusée va forcément nier, qu’elle soit coupable ou non: elle va donc dans tous les cas se retrouver sous le coup d’une procédure. C’est très problématique.»
Le policier aurait aimé avoir, lors de sa formation, des cours dédiés au racisme. Il se rappelle de 45 minutes pendant lesquelles des «représentants» de chaque communauté étaient venus parler de leur culture aux jeunes aspirants. C’est tout.
Aujourd’hui, à l’Académie de police de Savatan, centre de formation pour les aspirants des cantons de Vaud, Genève et du Valais, (qui forme aussi les aspirants francophones de la police militaire et de la police des transports) existent plusieurs cours en lien avec ces thématiques, dont:
une demi-journée sur la perception et les influences sociales (notamment stéréotypes et préjugés),
une journée «Police et Migrants» organisée par l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés,
deux heures consacrées au thème «racisme et police»,
ainsi que des leçons sur les groupes vulnérables.
L’examen final de première année comporte des études de cas faisant appel à des thématiques de droit et procédure pénale, de droits humains et d’éthique professionnelle, en particulier le racisme. En ce qui concerne les pratiques racontées par Damien, par principe, l’Académie ne commente pas les cas particuliers.
Le rôle de la formation
Du côté du Centre interrégional de formation de police (Cifpol), qui forme les aspirants de police des cantons de Fribourg, de Neuchâtel et du Jura, on nous explique que le racisme et la diversité sont «thématisés, débattus et expérimentés dans le cadre de différents cours, formations ou au contact avec le corps de police. Ce n’est pas un cours en soi, mais une thématique transverse qui touche plusieurs dimensions», précise le directeur Raphael Jallard. «Cela peut concerner une bonne trentaine de leçons.»
Il mentionne le cours de droit, de psychologie policière, d’éthique professionnelle, ou encore des rencontres avec des migrants lors d’une visite dans un centre de requérants d’asile.
Quant à la thématique du profilage racial, Raphael Jallard s’exprime en tant qu’officier de police neuchâtelois pour préciser: «Le phénomène est connu. Nous déployons une énergie certaine pour appréhender la délinquance différemment, par la formation, un changement de culture de certains agents, l’adaptation de nos processus opérationnels. Des outils sont mis en place pour lutter contre des phénomènes criminels et contre des comportements et non pas des ethnies.»
La formation de base pour devenir policier dure deux ans. S’il faut voir le verre à moitié plein, Damien a l’impression d’avoir davantage de collègues qui pensent «comme lui», par rapport à la situation il y a quelques années. Mais il se sent toujours en forte minorité. «Il faudrait changer drastiquement le recrutement, en l’externalisant peut-être, estime Damien. Arrêter de recruter toujours le même profil, de créer des clones. Mais je ne suis pas très optimiste. Pour moi, ce système est déjà allé trop loin en matière de racisme. C’est trop tard.»
Nous ne pouvons en dire plus sur le lieu exact de l’arc lémanique où travaille Damien. Nous avons toutefois contacté les grandes corporations que sont les polices cantonales vaudoise et genevoise pour une réaction.
« Nous prêtons depuis de nombreuses années une attention toute particulière à la thématique du délit de faciès et collaborons activement avec tous les acteurs concernés», nous a-t-on répondu à Genève. Si la personne dénonçant cette situation devait malgré tout faire partie de notre corps, nous la prions instamment de contacter, même anonymement, la direction de la police afin de rapporter ces faits dans les plus brefs délais. Il s'agirait alors d'en vérifier la véracité et, le cas échéant, faire cesser ces comportements.»
Voici un extrait de la réponse côté vaudois. «Pour prévenir le racisme systémique, nos actions se conjuguent à plusieurs niveaux : l’information, la formation et les actions sur le terrain. Une entité spécialisée peut être contactée (info.police@vd.ch) par un-e citoyen-ne se sentant lésé-e.»
D’autres initiatives vaudoises sont mentionnées: «Nous avons collaboré avec le Bureau cantonal pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme afin de créer une plateforme visant à promouvoir les échanges entre les institutions et les communautés étrangères. Nous coopérons aussi notamment avec l’Établissement vaudois d’accueil des migrants, et des associations qui œuvrent pour les droits des minorités.
Nous ne pouvons malheureusement jamais exclure qu’un ou une policier·ière ait un comportement déplacé et inadéquat. La population peut être assurée que si un tel fait remonte à la hiérarchie, il est traité avec le plus grand sérieux, tant au niveau administratif qu’au niveau pénal si nécessaire.»
La Conférence des commandantes et des commandants des polices cantonales de Suisse déclare ne pas pouvoir prendre position sur ce cas, mais qu’«en principe, nous ne connaissons que peu de cas isolés de violence policière et de racisme en Suisse». Elle ajoute que la Conférence tient beaucoup à ce que tous les membres de la population soient traités de la même manière, et que c’est la raison pour laquelle l'éthique et les droits de l'homme font partie de la formation des policiers.
Un rapport de l’ONU sévère
Le témoignage de Damien fait écho à des éléments concernant la police (les corporations concernées ne sont pas précisées) soulignés par le rapport d’octobre 2022 du Groupe de travail de l’ONU sur les personnes d’ascendance africaine: «Des garçons et des hommes d'origine africaine n’ayant pas fait l'objet d'une accusation pénale ou d'une suspicion individuelle ont signalé de façon systématique que la police renforçait les stéréotypes raciaux négatifs dans l'espace public. Le profilage racial, les contrôles de police, les fouilles invasives dans la rue, les fouilles à nu publiques, les fouilles anales, les insultes et “l’humour" raciste, la violence et une habitude d'impunité ont été décrits comme étant de routine.»
* Prénom modifié, identité connue de la rédaction.