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Pas raciste, le marché du travail suisse? Lisez plutôt

Des images de singes qui traînent, des blagues de mauvais goût à répétition et des CV écartés d'emblée. Quand on est racisé, musulman ou d’origine étrangère, il est commun de subir des discriminations au travail. Et cela même lorsque l’on possède un passeport rouge à croix blanche.

Publié le 24 janvier 2023 05:54. Modifié le 21 février 2023 11:50.

Daniel* est noir. Il travaille dans une entreprise suisse et passe tous les jours devant le panneau d’affichage dans l’entrée de ses bureaux. Plusieurs photos de singes dans différentes positions y sont collées, avec cette légende qui le mentionne: «Daniel le matin, Daniel le midi, Daniel le soir.» Tous les jours, Daniel voit ces images. Tous les jours, ses collègues se marrent en passant devant ce panneau.

Une histoire vraie que l’avocate Brigitte Lembwadio, l’une des premières personnes noires à avoir été admises au Barreau, raconte régulièrement. Elle m’en fait le récit depuis ses bureaux à la Chaux-de-Fonds.

Il ne s’agit pas là d’un cas isolé. Selon le rapport sur les incidents racistes recensés par les centres de conseil en 2021 (dans toute la Suisse), le domaine des organisations, des institutions et du secteur privé reste le plus touché (352 cas), suivi du secteur public (225 cas). La sous-catégorie la plus représentée est le lieu de travail (106 cas). Ce rapport raconte notamment le cas d’une jeune Suissesse noire dont le chef profère régulièrement des commentaires méprisants et racistes à l’égard des personnes d’origine africaine et utilise sans cesse le mot «nègre». Même après en avoir discuté avec lui, la collaboratrice n’obtient aucun changement, précise le document. Sa santé s’est détériorée jusqu’à ce qu'elle finisse par tomber malade.

«A qui t’as volé ce vélo?»

D’autres nous ont raconté le racisme et l’islamophobie vécus au travail, qui prend différentes formes. «Dans un précédent emploi, lorsque mon supérieur a réalisé que je faisais ramadan, il m’a dit: ”Puisque tu ne manges pas, tu n’as pas besoin de ta pause de midi, tu peux travailler pendant”», se souvient Inès El-Shikh, co-fondatrice du collectif suisse Les Foulards violets, composé de femmes musulmanes ou non, portant le foulard ou non, solidaires avec celles qui ont décidé de le porter. Jocelyn, jeune Suisse actif dans le social, noir, raconte aussi les remarques récurrentes. Dont celle-ci, entendue récemment alors qu’il était sur son vélo, prêt à quitter son lieu de travail. «A qui tu l’as volé?», lui demande son collègue, sur le ton de la blague.

«Souvent, au travail, le racisme apparaît sous couvert d’humour, rapporte Anne-Laure Zeller, coordinatrice du Centre-Ecoute contre le racisme à Genève, qui entend beaucoup de cas liés au monde profesionnel. Elle se souvient d’un homme d’origine arabe, le seul de son service, qui faisait face aux blagues répétées de son chef sur les Arabes poseurs de bombes. Convoqué par les ressources humaines à la suite d’une plainte, le responsable n’a pas compris: «Je ne le pensais pas, c’était pour rire, il ne fallait pas le prendre contre vous», a-t-il répondu à son collaborateur.

Depuis 2012, une directive fédérale oblige toute entreprise à mettre en place un dispositif de protection de l’intégrité personnelle, rappelle Véronique Kämpfen, directrice de la communication de la Fédération des entreprises romandes Genève. «Cela se traduit bien souvent par la mise à disposition d’une personne de confiance à laquelle remonter tout problème, comme par exemple du racisme ou de la discrimination raciale.»

Mais dans ce milieu, la loi du silence demeure particulièrement forte: «Dans le monde du travail plus encore qu’ailleurs, les collègues ont peur de se griller s’ils disent quelque chose et les victimes elles-mêmes ont peur en se plaignant d’être celles qui posent problème», commente Anne-Laure Zeller.

Pas d’interdiction de discriminer

Si les remarques et discriminations peuvent intervenir en poste, il faut souligner qu’elles commencent bien avant, dès l’embauche. Une discrimination facilitée par la liberté contractuelle: les employeurs ont le choix de déterminer leurs propres critères lors de l’embauche, note Sous toute réserve, la revue du Jeune Barreau de l'Ordre des avocats de Genève, dans son numéro d’hiver 2022:

«Contrairement à la loi sur l’égalité, dont le but est de promouvoir l’égalité entre femmes et hommes, qui prévoit notamment l’interdiction de toute discrimination à l’embauche (...), il n’existe aucune norme juridique équivalente au sein de la législation suisse en cas de refus d’embauche fondée sur une discrimination raciale.»

Sachant les difficultés à prouver le racisme dans le recrutement, l’avocate Brigitte Lembwadio s’est livrée à quelques expériences. «J’avais aidé une jeune femme au nom à consonance étrangère, par exemple, en lui proposant de changer son nom de famille sur son CV. Elle a soudainement été convoquée à des entretiens, elle qui n’obtenait que du silence ou des refus.»

Un office régional de placement malhonnête

Dans un autre cas, il y a plusieurs années, elle est venue en aide à un homme noir, inscrit au chômage, qui était le seul de sa classe à ne pas trouver de premier emploi malgré son bon CV. L’avocate est passée par une institution para-étatique qui emploie de jeunes professionnels ou chômeurs en fin de droit et qui s’est montrée intéressée par le profil en difficulté.

Mais c’était sans compter le chef de service de l’office régional de placement qui avait appelé l’institution… pour déboulonner le candidat. «Le chômage est censé placer les candidats, s’en débarrasser même», rappelle Brigitte Lembwadio.

«Dans ce cas, le chef de service a demandé si c’était bien le dossier de ce monsieur que l’institution voulait. Devant sa confirmation, il a argumenté qu’un des diplômes du candidat avait été acquis dans une université étrangère et qu’il avait aussi travaillé comme videur de boîte de nuit. Le collaborateur de l’institution para-étatique a rétorqué que la personne avait aussi un bon profil et un master obtenu en Suisse, mais on lui a répondu: “Oui, mais le reste de son CV le dessert”.»

La science permet d’écarter l’hypothèse qu’il ne s’agirait là que de quelques cas problématiques. En 2019, une équipe du Pôle de recherche national «NCCR – on the move» au sein de l’Université de Neuchâtel a mené une étude semi-expérimentale sur la discrimination à l’embauche fondée sur la couleur de peau. Robin Stünzi, coordinateur scientifique de ce pôle, a mené une recherche qui se fait depuis longtemps dans les pays de l’OCDE: l’envoi de candidatures fictives à des employeurs, pour avoir une approche quantitative du phénomène. Un travail titanesque et minutieux que nous raconte le chercheur dans une salle de classe de l’université.

30% ou 40% de postulations supplémentaires

C’est factuel: les citoyens suisses descendants d’immigrés camerounais doivent envoyer 30% plus de dossiers de candidature que leurs homologues d’origine suisse afin d’être convoqués à un entretien d’embauche. «Ce chiffre est important au niveau individuel, il montre quels efforts il faut faire en plus, simplement parce qu’on a une autre couleur de peau», réagit Robin Stünzi. Surprise: si les inégalités de traitement sont inférieures à celles documentées en France, elles sont supérieures à celles observées en Belgique et aux Pays-Bas, et très proches des chiffres américains. Mais en Suisse, certains sont encore davantage discriminés à l’embauche que les candidats ayant la double nationalité suisse et camerounaise: il s’agit des porteurs de la double nationalité suisse et kosovare, qui doivent postuler 44% de plus que les Suisses pour obtenir un entretien.

La Suisse est-elle donc moins raciste que xénophobe? «Dans les deux cas, la discrimination est importante, mais ce résultat signifie qu’on n’observe pas de pénalité supplémentaire à la couleur de peau, nous répond Robin Stünzi. L’hypothèse qui permet d’expliquer cela, c’est qu’il y a eu en Suisse un discours très stigmatisant à l’encontre des Kosovars, ce qui n’est pas le cas à l’égard des Camerounais. C’est peut-être davantage le cas pour des communautés plus récentes comme les Erythréens, mais il nous fallait de faux profils nés ici et naturalisés. L’idée était d’écarter la possibilité que ces candidatures soient mises de côté en raison d’un permis de travail différent ou d’une mauvaise connaissance de la langue.»

L’une des explications à ces biais à l’embauche, c’est l’homophilie, soit la tendance d'un individu à fréquenter ses semblables. «Ceux qui constituent un groupe dépend du contexte. On voit par exemple que la discrimination des Noirs est plus forte en milieu rural qu’en milieu urbain», rappelle le chercheur.

Les Allemands et les Français aussi

A noter aussi que les binationaux allemands et français subissent eux aussi, dans une moindre mesure, de la discrimination à l’embauche… surtout en zone urbaine. Un amalgame avec les frontaliers est probablement à l’œuvre, avance Robin Stünzi.

L’homophilie est particulièrement forte dans le monde du travail et encore davantage dans les secteurs où les employés ont des contacts avec les clients comme la vente, note Robin Stünzi. «Les patrons eux-mêmes peuvent avoir l’idée préconçue que les clients préfèrent traiter avec des gens qui leur ressemblent».

En matière d’islamophobie, une étude de l’Université de Lausanne montre que les musulmans en Suisse ont 2,4 fois plus de chances d'être au chômage que les non-musulmans. Inès El-Shikh raconte la prise de conscience qui a amené le collectif Les Foulards Violets à se constituer pour la grève des femmes en 2019. «Beaucoup de femmes qui portaient le foulard nous disaient: “Je trouve super de se battre contre l’écart salarial, mais je ne suis pas concernée par cet écart, parce que moi, on ne m’engage même pas”.» Elle cite cette connaissance qui travaille en agence de placement. «Elle m’a raconté que certains mettaient les CV des musulmanes voilées à la poubelle, avec cette explication: “ça ne sert à rien de les garder, je ne peux pas proposer ça à un client”».

Les musulmanes à l’écart

Inès El-Shikh rappelle que certaines discriminations qui touchent les femmes musulmanes sur le marché du travail sont parfaitement légales:

«Par exemple, la loi sur la laïcité à Genève dispose qu’une personne qui travaille pour le service public ne peut pas arborer de signe religieux ostentatoire. Mais ça n’a pas du tout la même implication pour un chrétien qui peut cacher sa croix sous son tshirt que pour une femme voilée qui doit totalement modifier la manière dont elle se présente. Certaines personnes ne vont donc pas pouvoir accéder à certains emplois, sans que cela ne soit considéré ni comptabilisé comme une discrimination.»

A Genève toujours, certaines entreprises privées émettent un règlement interne sur les tenues vestimentaires non permises, en interdisant le foulard de façon officielle. C’est légal. La Fédération des entreprises Genève nous confirme que les employeurs peuvent interdire sur le lieu de travail le port du voile ou d’autres signes extérieurs religieux. En revanche, cette interdiction doit rester générale, pour ne pas stigmatiser une religion plutôt qu’une autre.

Du côté des employeurs toujours, Marco Taddei, responsable romand de l’Union patronale suisse, estime que le racisme «n’a pas sa place dans les entreprises». Il s’étonne que le lieu de travail soit si concerné, «peut-être que les cas remontent davantage?», interroge-t-il. Il rappelle que des règlements d’entreprises interdisent les actes de discrimination et les punissent, jusqu’au licenciement.

Quant à l’embauche, «il est vrai qu’une minorité d’employeurs peut avoir des biais, même inconscients, comme ils peuvent en avoir à l’égard de travailleurs seniors mis sous la pile de CV parce que jugés trop âgés. La compétence doit toujours primer, insiste Marco Taddei. Le reste ne doit pas avoir d’importance.»

Le monde du travail représente un enjeu particulier, assène Robin Stünzi. «Les personnes qui n’ont pas accès au marché du travail sont fortement pénalisées dans notre société dans laquelle le travail est une valeur fondamentale et permet de se constituer des ressources. Comprendre les discriminations à l’oeuvre dans ce domaine est donc essentiel.»

*Prénom d’emprunt.