«Les enfants ne peuvent pas être racistes, les profs non plus» et autres fadaises
Insultes entre élèves, réactions inadaptées de certains enseignants, manuels scolaires vecteurs de clichés: les enfants ne sont pas toujours protégés du racisme et de la xénophobie au sein des établissements scolaires, primaires ou secondaires. Alors que c’est précisément dans ce contexte qu’ils sont amenés à se construire.
«Quand j’avais 15 ans, ma prof principale m’appelait “mon petit négrillon”. Certains jours, elle disait aussi: “Aujourd’hui, je n’ai pas envie de voir un Noir, tu sors de la classe”.»
Chancel Soki n’est pas né avant la Seconde Guerre mondiale. Il a 32 ans et a grandi dans le canton de Fribourg. Aujourd’hui, il y est éducateur social mais vit à Lausanne. Il est aussi formateur pour plusieurs polices cantonales sur les questions de racisme, et président de l’association «A qui le tour», qui lutte contre le racisme en Suisse. Le jeune homme nous raconte ce souvenir d’adolescence dans un café lausannois, avec un mélange de calme et de colère froide. Il évoque un traumatisme. «Je crois que cette enseignante a été dénoncée depuis, mais ces moments m’ont tellement fait douter de moi. Tout cela a eu une influence sur qui je suis aujourd’hui.»
Plus jamais ça? Ce qu’a vécu Chancel Soki serait-il impossible aujourd’hui? On aimerait croire, comme les autorités, que les écoles suisses ne sont que le berceau d’une longue et joyeuse innocence. Mais les retours du terrain disent autre chose. Des enseignants, qui souhaitent pour la plupart rester anonymes, ont rapporté à Heidi.news des incidents parfois inquiétants survenus dans leurs établissements. Rappelons que c’est dans les lieux de formation, les écoles et les crèches que les incidents racistes recensés (en 2021) par les centres de conseil sont les plus nombreux, après le lieu de travail.
Recrudescence de cas
Les signalements dans le domaine scolaire sont d’ailleurs en augmentation, constate Migjen Kajtazi, responsable des consultations pour victimes de discriminations au Bureau cantonal pour l'intégration (BCI) du canton de Vaud. Y compris des cas où des enseignants auraient traité différemment des élèves d’origine étrangère. Difficile de savoir si cette recrudescence est due à une réelle aggravation de la situation ou au simple fait que le BCI est davantage connu et donc sollicité.
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«Lorsqu’un cas de racisme est remonté au département, nous appliquons une tolérance zéro, réagit Giancarlo Valceschini, directeur général de l’enseignement obligatoire dans le canton de Vaud. Cette année, deux cas nous ont été annoncés, lesquels ont fait l’objet d’une procédure d’instruction. Il y a eu rappel à l’ordre des enseignants concernés, et des sanctions. Doit-on considérer que ces 2 cas sur plus de 10'000 enseignantes et enseignants sont le signe d’une augmentation inquiétante? Je ne pense pas que la question soit là, bien que je considère que c’est déjà deux cas de trop. La lutte contre toutes formes de discrimination est au cœur des missions de l’école.»
«L’Africain, il est chiant»
Ce qui frappe, après le travail de recherche pour cet épisode de notre Exploration sur le racisme, c’est le décalage entre le discours officiel d’un côté, qui tend à minimiser la question du racisme à l’école ou affirmer que la situation est sous contrôle, et les témoignages et rapports de l’autre, qui établissent l’existence d’un problème.
D’abord, certains enseignants romands nous ont rapporté l’usage d’un vocabulaire inapproprié dans le cadre scolaire... de la part de leurs collègues. En salle des maîtres, par exemple. «Ils mentionnaient la couleur de peau de l’enfant ou l’Afrique, au lieu de simplement donner son nom. Ou pouvaient dire, par exemple: “l’Africain, il est chiant”», raconte un membre du collectif Afro-Swiss, association romande qui milite contre le racisme. Des propos entendus à l’occasion d’un remplacement dans une école romande, il y a quelques années.
En conseil de classe aussi, certaines remarques ont gêné Sarah*, enseignante romande au secondaire I. «Ah mais lui, il ne vient pas de Roumanie?» a-t-elle entendu un jour. La question sous-entendait que l’origine de cet enfant expliquait la qualité du travail ou son degré d’attention. Les enseignants émettent aussi fréquemment des jugements sur les élèves qui portent le voile, affirme Julien, enseignant au secondaire I à Genève.
Un autre cas, extrême celui-là: selon un rapport de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (Cicad), une enseignante genevoise a pu reprendre sa fonction après avoir, en 2020, «décidé, pour faire respecter le calme en classe, de hurler “Heil Hitler” tout en effectuant le salut nazi», et tenu des propos antisémites. Avertie, la direction de l'établissement avait répondu trois jours plus tard. Le Département de l’instruction publique (DIP) genevois souhaitait révoquer la fonctionnaire, mais le Conseil d’Etat en aurait décidé autrement, selon la Tribune de Genève en 2022.
Entre élèves, des discriminations sur le physique
Au-delà de leurs possibles préjugés personnels, les profs ont à gérer les remarques entre élèves. Julien note des insultes très portées sur le physique, le poids. Un rapport sur les discriminations publié en octobre 2022 par le service de la recherche en éducation du DIP conclut que les cas de racisme ou de discrimination liée à la religion seraient plutôt rares à Genève, et que les élèves se plaignent le plus souvent de discriminations fondées sur le physique, en particulier le poids. Interrogé, le DIP précise à Heidi.news qu’il «ne cautionne jamais les actes de racisme et d'antisémitisme. Si ce type de situation se présente, le DIP prend immédiatement les mesures disciplinaires qui s'imposent selon le cadre légal et réglementaire en vigueur.»
Sauf que les enseignants disent de leur côté entendre aussi fréquemment des remarques dégradantes liées à l’origine. Des «sale Portugais» ou «sale Arabe» sont souvent lancés sur le ton de la blague, atteste Julien. Sarah en témoigne aussi. «Ils peuvent dire: “Madame, Untel va me voler mon stylo parce qu’il est arabe” ou “Je n’ai plus de stylo mais je suis sûre que c’est elle qui me l’a pris parce qu’elle est roumaine”.»
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