L'anthropologue Ninian Hubert van Blijenburgh. | Heidi.news / Eddy Mottaz

«Il faut arrêter de traiter le racisme sous le seul angle de la morale»

Le racisme, c'est mal... Le prêche a ses limites: pour l'anthropologue Ninian Hubert van Blijenburgh, rien n'est plus humain que se méfier de son prochain. Ce qu'il faut, c'est enseigner dès l'école la façon dont la culture et la société façonnent nos tours de pensée.

Publié le 23 février 2023 10:20. Modifié le 04 mars 2023 12:53.

Pour Ninian Hubert van Blijenburgh, le racisme est d’abord et avant tout affaire d’ignorance. Anthropologue, didacticien et muséologue, il a été directeur du musée d’Ethnographie de Genève, a développé la politique de la diversité de la Ville de Genève et collaboré avec la Fondation Lilian Thuram — Education contre le racisme. Il a aussi tenté de remédier à cette ignorance: jusqu’à l’année dernière, il donnait à l’Université de Genève un cours intitulé «Sept leçons sur l'espèce humaine: spécificité, variabilité biologique, diversité culturelle et enjeux de société».

L’enseignant vient de prendre sa retraite. Il déplore qu’aujourd’hui encore, l’enseignement sur l’espèce humaine, sa culture, ses travers, soient de facto réservés à une élite. On en parle.

Heidi.news — Un récent rapport d’un groupe de travail de l’ONU pointe du doigt un racisme anti-Noirs «systémique» en Suisse. Cela vous surprend-il, dans un pays comme le nôtre où l’héritage colonial est moins structurant que chez nos voisins?

Ninian Hubert van Blijenburgh — Pas vraiment. Au niveau historique nous ne sommes pas un pays colonial à proprement parler, mais nous avons bien profité du colonialisme: certaines de nos entreprises ont bâti leur fortune en faisant venir du cacao et du sucre de pays qui exploitaient des esclaves. Et de nombreux Suisses se sont installés dans les colonies à l’époque. Sur place, nous étions comme les autres. Et les habitants de la Suisse d’aujourd’hui demeurent des humains comme les autres.

Faudrait-il enseigner cela aux élèves à l’école?

Oui, mais plus largement, il faudrait éduquer à la diversité de manière systématique plutôt que, comme c’est souvent le cas, d’en parler rapidement deux heures par an, par exemple, dans le cadre de l’intervention d’une association antiraciste. Dans l’idéal, il faudrait enseigner l’anthropologie à l’école et cela dès l’école primaire jusqu’à la fin de la scolarité. (Pour rappel, l’anthropologie est la science qui étudie l'être humain et les groupes humains sous tous leurs aspects, à la fois physiques, sociaux, et culturels, ndlr.) L’objectif serait de transmettre à tous les élèves un ensemble de connaissances de base sur ce qu’est être humain, en adaptant bien sûr le contenu à leur niveau.

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Vous avez vous-même donné un cours à l’Université de Genève intitulé «Sept leçons sur l’espèce humaine». Quelles connaissances devraient selon vous être transmises déjà aux jeunes?

Ce sont des éléments qui peuvent sembler évidents mais que tout le monde devrait savoir à propos de l’espèce humaine. En 1992, j’ai mis sur pied une exposition au Musée de l’Homme à Paris, intitulée «Tous parents, tous différents». Elle a tourné en Europe, aux Etats-Unis et dans différents autres pays pendant vingt-cinq ans. Son but n’était pas d’être antiraciste en tant que tel, mais d’informer. Et notamment d’expliquer qu’il est impossible de classer l’humain par catégories de races. C’est basique, mais je constate que ce que nous montrions dans cette exposition et que j’expliquais dans mon cours n’est de loin pas intégré par tout le monde aujourd’hui! On continue donc à perpétuer de fausses représentations liées à la couleur de peau.

Quelles représentations faut-il déconstruire?

Par exemple le fait de croire que l’apparence physique dit quelque chose sur «l’intelligence» et la culture d’un individu. Il est essentiel d’avoir assimilé que le cerveau humain se structure, «se câble» pourrait-on dire, dès la naissance (et même avant) par l’interaction de l’individu avec les membres de la société et la culture dans laquelle il baigne. Cela peut paraître trivial, mais quand on ne l’apprend pas, on a par exemple du mal avec l’idée qu’un Noir qui est né ici, qui a grandi ici et qui est suisse n’est pas une pièce rapportée de par sa couleur de peau. Alors, comme on ne parvient pas à croire qu’il puisse vraiment être suisse, on le renvoie à ses supposées origines africaines. Pour ne pas commettre cette erreur, il faut avoir intégré que la culture d’un individu n’est pas substantiellement liée à son apparence physique.

On a tendance à survaloriser l’apparence physique et cela peut se comprendre puisque c’est avec la vue que l’on appréhende en premier lieu les humains. Quand nous n’avons pas en tête que le cerveau se structure par l’extérieur, nous avons un réflexe d’essentialisation, qui veut qu’on imagine que telle ou telle personne est comme ceci ou cela en raison de sa couleur de peau. Nous avons tendance à penser en stéréotypes, parce que c’est plus simple. Il faut donc souvent penser «contre son cerveau», et cela s’apprend.

D’où nous viennent ces croyances?

L’idée qu’il y a un lien substantiel entre l’apparence physique et la culture et que ce que nous sommes est absolument déterminé à l’avance est une pensée très ancienne. C’est encore le cas aujourd’hui lorsque l’on croit que notre signe du zodiaque ou nos lignes de la main disent quelque chose de notre personnalité, sur notre destin. L’idée que l’individu est socialement construit est finalement assez récente: elle se conceptualise à la fin du 19e siècle avec la naissance de la sociologie moderne fondée par des scientifiques comme Emile Durkheim.

On apprend l’importance du déterminisme social dans le devenir de l’individu seulement dans les hautes écoles, ce qui veut dire que la majorité de la population n’en entend jamais parler. Tant qu’on ne prend pas conscience de ces réalités, on ne peut pas déconstruire ces représentations fausses que l’on se fait de l’être humain.

Il ne faut donc pas en vouloir à ceux qui font preuve de racisme par ignorance?

Le problème est que l’on traite la plupart du temps le racisme sous l’angle de la morale. On dit simplement que ce n’est pas bien, qu’il faut respecter son prochain. Mais cela ne fonctionne pas: il n’y a rien de moins évident que de respecter son prochain. On se méfie par «nature» de celles et ceux que l’on ne connaît pas. Ce n’est pas pour rien que nous avons des rituels de rencontre pour apaiser les tensions qui naissent de la rencontre de l’altérité. Il y a beaucoup de personnes dans le monde au sujet desquelles nous entendons des clichés mais que nous ne rencontrerons jamais, ce qui aurait permis de les déconstruire. Il est donc très facile de croire au récit qu’on en fait.

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Nous avons eu, depuis la fin du 19e siècle, le grand tort de penser que nous étions des êtres de raison, alors que nous sommes d’abord guidés par nos émotions: nous nous méfions toujours de ce que nous ne connaissons pas. C’était une bonne chose quand on était encore chasseur-cueilleur mais cela pose problème quand on vit à 8 milliards dans un monde clos où les difficultés s’accumulent.

C’est pourquoi nous devons apprendre l’humain comme on apprend les mathématiques, le français ou l’histoire. Tout le monde doit devenir une sorte de généraliste de notre espèce. A travers un cours d’anthropologie générale à l’école, ou alors de façon interdisciplinaire: ces questions sur l’être humain peuvent être enseignés de façon coordonné en biologie, en géographie, en français, en histoire ou encore  en philosophie. Tout s’articule.

Croyez-vous vraiment que par cette éducation, le racisme peut disparaître?

On ne peut pas rêver d’une société où tout le monde se mette à respecter scrupuleusement les droits humains. Ce serait naïf. Mais comme on ne donne pas aujourd’hui les outils nécessaires aux gens pour comprendre ce que sont vraiment les êtres humains, on peut les excuser d’ânonner de grosses bêtises. Si on éduquait à ces questions systématiquement, ce serait, j’en suis convaincu, moins souvent le cas. La connaissance scientifique à cette capacité de structurer notre pensée.