Et si la norme pénale antiraciste n’était là que pour faire joli, pas pour condamner?
En Suisse, la norme antiraciste, c’est-à-dire l’article 261 bis du code pénal, ne sert pas à grand-chose. Depuis son entrée en vigueur en 1995, elle est tellement restrictive qu’elle aboutit à moins de 25 condamnations par an en moyenne, alors que les cas signalés sont bien plus nombreux. De quoi susciter un sentiment d'impunité chez les auteurs et de découragement chez les victimes… qui ne portent plus plainte.
«Jour après jour, on voit là-bas principalement des nègres en train de dealer». C’est ainsi que s’est exprimé, en juin 2017, un parlementaire bernois de l’UDC lors d’un débat du législatif de la ville de Berne.
Grave et donc gravement puni? Pas du tout. Le Ministère public du canton a rendu une ordonnance de non-entrée en matière, considérant que «dans une démocratie, il doit être possible de critiquer le comportement de certains groupes de population» et que «pour qu'il y ait atteinte à la dignité ou discrimination au sens de la norme antiracisme, il ne suffit pas d'exprimer un jugement peu flatteur». Cet épisode est raconté dans Sous toutes réserves, la revue du Jeune Barreau de l'Ordre des avocats de Genève, numéro d’hiver 2022.
La norme pénale antiraciste: certains partis, surtout l’UDC, veulent lui faire la peau. Il suffit de compiler toutes les motions déposées la concernant pour s’en rendre compte. Abrogation de la loi sur le racisme, en 1999, par un membre du groupe parlementaire du Parti suisse de la liberté. Abrogation de l'article antiraciste, par Oskar Freyskinger en 2005. Selon l’UDC valaisan à l’époque, «l'arrivée de l'article 261bis CP a restreint notamment la liberté de chacun d'exprimer ses opinions». Rebelote en 2014 avec une motion déposée par un de ses collègues de parti.
«Conçue pour ne pas être appliquée»
Mais quel est le bilan réel de cette loi, presque trente ans après son entrée en vigueur? L’avocat pénaliste genevois Simon Ntah se montre très direct: «Cette norme ne sert à rien. On dirait qu’elle a été conçue pour ne pas être appliquée. Elle est là pour dire que nous en avons une plutôt que pour avoir réellement un impact.»
Comment est-elle née? Revenons en 1965, date à laquelle les Nations unies ont adopté la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. En Suisse, au cours des années 1980, «plusieurs épisodes racistes et néonazis ont eu lieu, rapportent les auteurs de Sous Toutes réserves: attaques contre des centres de requérant·e·s d’asile; manifestations néonazies contre la présence des personnes tamiles à Zoug; croix en feu et saluts hitlériens au Grütli; humiliation infligée à une femme racisée par un chef de groupe néonazi lors d’une émission à la RSF…»
Dans ce contexte, la Suisse veut adhérer à la Convention, mais cela exige de sanctionner pénalement les actes racistes. Une loi est proposée, elle sera combattue par un référendum. Après un débat houleux, la Suisse adopte l’article 261bis du code pénal en 1994, à 54,6%. Cette norme interdit toute discrimination raciale ayant lieu dans le domaine public. Elle rend illégal tout comportement qui rabaisse de façon implicite ou explicite une personne à cause de sa couleur de peau, de sa religion ou de son appartenance ethnique ou culturelle. En 2020 est ajoutée l’orientation sexuelle.
«C’est pas pour payer ta bougnoule d’avocate»
Comment définir un acte public, donc susceptible de tomber sous le coup de cette loi contre le racisme? Tout l’enjeu est là. Et de fait, la norme s’applique difficilement en pratique. L’avocate Brigitte Lembwadio, basée à la Chaux-de-Fonds, ne le sait que trop bien: elle a connu ce problème au moment d’accompagner des clients victimes de racisme, mais aussi… lorsqu’elle l’a vécu elle-même, il y a plusieurs années.
«Une de mes clientes a obtenu gain de cause dans une affaire de divorce. Son mari, en lui versant la pension alimentaire à la banque, a écrit comme motif de virement: “C’est pour l’entretien de ma fille, pas pour payer ta bougnoule d’avocate”».
Brigitte Lembwadio, 47 ans, d’origine congolaise et arrivée en Suisse à l’âge de 6 ans, a été admise au barreau il y a 23 ans après de brillantes études. Elle saisit alors le Ministère public de son canton d’une plainte pénale contre l’ex-mari, pour violation de l’article 261 bis du code pénal. Le dossier est renvoyé à un autre canton, qui conclut à une simple injure: le message n’était pas public ni diffusé, il n’y a donc pas lieu d’appliquer la norme pénale antiraciste.
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