Pitch Comment pour Heidi.news

Comment les centres d'écoute participent malgré eux à sous-estimer le racisme en Suisse

Voilà, chère lectrice, cher lecteur, un article un peu technique sur la façon dont sont organisés, en Suisse, les centre d’écoute racisme. Mais les problèmes, eux, sont bien concrets. Car si le racisme sévit à plein temps, les employés des centres chargés de recueillir les témoignages sont tous à temps partiel. Au-delà de l’organisation mise en place par chaque canton, à l’intérieur ou en dehors de l’administration, les moyens manquent partout pour se faire connaître. Le cercle vicieux? Sans visibilité pas de cas, et sans cas pas de subventions…

Publié le 10 février 2023 05:58. Modifié le 20 février 2023 13:30.

Katy, 45 ans, originaire d’Afrique centrale, voyageait en première classe dans un train de Suisse romande qu’elle prend souvent. On est en pleine pandémie. Le contrôleur passe, elle lui tend son billet en lui demandant de ne pas trop s’approcher, pour respecter la distance sociale préconisée. Fâché, il s’en va, puis revient et la gifle. La joue brûlante, Katy reste paralysée. Puis elle se tourne vers les autres passagers et demande qui est d’accord de témoigner. Tout le monde baisse la tête.

C’est là un témoignage recueilli, le jour-même, par l’un des sept centres romands d’écoute contre le racisme. En Suisse, il en existe vingt-trois.

Mais selon que l’on vit à Lausanne, Sion, Delémont, Zurich ou Berne, la porte que l’on va pousser pour se faire aider dans des cas pareils ne sera pas la même. Parfois, c’est à un Bureau cantonal pour l'intégration des étrangers et la prévention du racisme qu’il faudra s’adresser. Parfois, à une association comme Caritas ou la Croix-Rouge.

Tous ont pour mission d’écouter les victimes, mais aussi de les accompagner pour d’éventuelles démarches, voire pour porter plainte. Tous ces centres forment le «Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme», fondé en 2005 par la Commission fédérale contre le racisme et l’organisation humanrights.ch dans le cadre des programmes d’intégration cantonaux (PIC).

Les centres d’écoute cantonaux ont vu le jour dans la décennie qui a suivi. Dans le canton de Vaud, il en existe deux: celui rattaché au Bureau cantonal pour l'intégration des étrangers et la prévention du racisme (BCI) et celui rattaché au Bureau lausannois pour les immigrés (BLI).

Vaud, le poids de l’institution étatique

Nous rencontrons Migjen Kajtazi, responsable au BCI des consultations pour victimes de discriminations, dans les locaux de l’administration, au coeur de Lausanne. C’est là que sont reçues les victimes de racisme. Ce jour-là traînent des cartons: le bureau va déménager pour plus grand. Migjen Kajtazi est le seul salarié qui s’occupe, avec un 30%, du centre d’écoute. Mais il rappelle qu’il est «appuyé par toutes les infrastructures du BCI et supervisé par Amina Benkais-Benbrahim, cheffe du Bureau. En 2021, nous avons eu 74 cas, un chiffre qui est en augmentation chaque année, signe qu’on connaît mieux nos services et que les personnes osent davantage venir se confier. »

Etre rattaché à l’administration est un atout, estime Migjen Kajtazi. «Si une victime nous rapporte un problème dans une école ou une entreprise, par exemple, et que nous aidons la personne à rédiger un courriel à son employeur, elle peut nous mettre en copie de l’email. Celui qui reçoit le courrier voit qu’il y a une institution étatique derrière, cela a du poids.» Une étude non publique réalisée par la Haute Ecole de Travail Social Genève que Heidi.news a pu lire, le souligne: «L’ancrage du bureau au sein de l’Etat permet une pression indirecte sur les organismes publics et privés, car il y a une surveillance d’un organe étatique.»

Minimum de cas et besoins non identifiés

A Neuchâtel et dans le Jura, ce sont aussi des fonctionnaires qui sont en charge du centre d’écoute. Samantha Dunning, déléguée à l'intégration du canton du Jura, souligne l’intérêt d’être rattachée à l’Administration pour agir dans la globalité de la lutte contre le racisme. Elle travaille à 60% avec un autre collègue à 60% également. Ils couvrent à eux deux l’ensemble du domaine de l’intégration et de la lutte contre le racisme: la consultation et le recensement des cas de racisme mais surtout la formation et la sensibilisation à ces questions auprès d’institutions, de l’administration et du large public. Il faut dire que les personnes qui contactent le centre d’écoute jurassien sont très rares: deux cas par an en moyenne.

Il n’existe donc pas de racisme, dans le Jura? Réponse de Samantha Dunning: «Je ne pense malheureusement pas que ce soit l’explication. Nous sommes peu consultés sans doute en raison d’un manque de visibilité sur laquelle nous travaillons. En discutant avec certaines victimes de racisme qui ne sont pas venues nous en parler, on se rend compte qu’elles n’ont pas cet automatisme de faire appel à l’antenne de consultation. C’est aussi que les gens savent, quand ils choisissent de porter plainte en Suisse, que souvent cela n’aboutit pas.»

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Mais ne compter que peu de cas, c’est un peu «le serpent qui se mord la queue», poursuit Samantha Dunning. «Tant qu’on en a peu, il est difficile d’agir de manière ciblée selon les besoins perçus dans le canton.» Le budget total de la lutte contre le racisme représente environ 70’000 francs.

N’existe-t-il pas aussi un risque que ceux qui auraient subi des discriminations de la part de l’Etat aient des réticences à se confier…à l’Etat? « Il faut effectivement veiller à la façon dont on se présente, en expliquant que nous sommes séparés d’autres services de l’Etat, comme celui de la police», répond Samantha Dunning. «Certains viennent se plaindre au BCI de comportements qui ont eu lieu au sein de l’administration, ce n’est donc pas totalement rédhibitoire», note Migjen Kajtazi.

Intégration, un nom qui prête à confusion

Le nom des centre d’écoute rattachés à l’Etat, qui rassemble «intégration des étrangers» et «prévention du racisme», questionne aussi. Le collectif Afro-Swiss, association romande dont l’objectif est de militer contre le racisme anti∙Noir∙e, souligne cette association entre «étrangers» et «racisme». «La xénophobie est aussi une réalité, mais avec cette appellation on oublie qu’il y a des Suisses qui sont aussi Noirs et Arabes. C’est le signe d’un racisme institutionel parce qu’on nie cette possibilité qu’un Suisse puisse ne pas être blanc.»  C’est aussi l’avis de Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme: «Partir de l’intégration, c’est un biais du système», dit-elle.

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