Le jour où ils ont exécuté mon fils
Mon voyage commence par une claque. C’est une rencontre, par hasard, dans un camp de réfugiés à Bethléem. Shadi Obeidallah a perdu son fils il y a sept ans, abattu par l’armée israélienne. Depuis, il vit en apnée. Un mort de plus dans les statistiques, un drame humain en face de moi et un début brutal pour mon récit.
«Mon nom est Shadi Obeidallah, j’habite le camp de réfugiés d’Aida, à Bethléem. J’ai 47 ans. (Tassé sur sa chaise en bois, un bonnet enfoncé sur la tête, l’homme fait plus vieux.) Je suis né dans le camp et j’y ai vécu toute ma vie. J’ai travaillé 30 ans dans une carrière de pierre jusqu'à ce que mon fils Aboud soit exécuté par un soldat israélien. Je peux fumer ici? (Il cherche du regard l’autre résident du camp, en train d’allumer la machine à café, qui approuve. Il allume sa cigarette.)
Ecoutez ma voix. Vous pensez que je suis devant vous, mais ce n’est pas moi. C’est juste mon corps.»
Je viens d’arriver en Cisjordanie et je pensais que cet homme aux traits tirés me parlerait du quotidien des camps surpeuplés, rythmé par les raids de l’armée. J’avais tort. Sa vie s’est arrêtée le 5 octobre 2015. Depuis, il rembobine le film et se repasse la séquence en boucle. L’écouter, c’est plonger. C’est abrupt et brutal, comme la vie et la mort des Palestiniens des territoires occupés.
«Aboud aimait manger une certaine partie du poulet avec des frites, du ketchup et du pain. Il avait sa propre manière de manger. Il y mettait une touche personnelle. Maintenant, quand on mange du poulet, tout le monde y pense, mais personne n’en parle.
Il est né le 21 décembre 2001 pendant la deuxième Intifada» (Le deuxième soulèvement palestinien contre l’occupation, qui a fait plus de 4300 morts, palestiniens pour les trois quarts d’entre eux.)
Biberonné à la violence
«En avril 2002, l’armée israélienne est entrée dans le camp, la nuit. Il avait quatre mois. On ne voit pas l’armée dans la rue, elle avance en passant par les habitations, en abattant les murs. (Dans le camp, les bâtisses de béton sont collées les unes aux autres.) Les soldats ont débarqué chez nous pour faire un poste d’observation. Ils étaient 50 soldats, peut-être plus. Un militaire a pointé sa lampe dans mes yeux. J’ai dû amener notre vieille télévision et ils l’ont cassée, pièce par pièce. Tous les autres se serraient dans la même chambre. Il y avait beaucoup d’enfants, parce que nous avions ceux des voisins. Ils se mettaient sous les couvertures. Ils pleuraient. Les soldats avaient des marques noires sur le visage. Ils sont restés de 2 heures à 9 heures du matin.
Après, ils nous ont dit de partir. Aboud dormait. J’ai demandé à un soldat si je devais le réveiller ou si on sortait juste pour quelques minutes. Il m’a dit de tout prendre, qu’on ne reviendrait pas. Nous sommes allés chez les voisins. (L’appel à la prière résonne dans la pièce et couvre le son de sa voix. Il faut tendre l’oreille.) Nous étions une trentaine, sans nourriture, sans eau, sans gaz. Nous dormions par terre. Il y avait un soldat devant notre maison qui ne laissait personne ni sortir ni entrer. Quand les soldats ont quitté le camp trois jours plus tard, nous avons retrouvé notre maison entièrement détruite, même les murs, même le sol. En août, le frère de ma femme a été tué à Dheisheh (un autre camp de réfugiés à Bethléem, bien plus grand).
En 2015 et 2016, il y a eu une nouvelle vague de violences, surtout à Jérusalem. Elle a fait plus de 200 martyrs palestiniens. Aboud avait 13 ans. Il était le sixième.»
Il se frotte la barbe et regarde un moment le mur de la pièce.
«Les soldats avaient laissé mon fils sur le sol»
«Aboud a été exécuté le 5 octobre 2015. (Il complète, la voix comme un automate.) Il était en 9e, premier de sa classe. Il était très bon à l’école. Il était très intelligent. Il a été choisi par Dieu pour être un martyr.
Deux jours avant, j’étais assis avec lui. Je n’ai jamais eu aucune conversation politique avec lui. Je ne lui ai même jamais dit que j’avais déjà été arrêté. (A 14 ans, Shadi Obeidallah s’est fait interpeller à l’école et a été placé 18 jours en détention provisoire.) Il n’y a personne ici, depuis les années 1990, qui n’a jamais été arrêté, attaqué ou humilié.
J’étais assis avec mes aînés, un garçon et une fille plus âgés, et Aboud. Je leur ai dit de rester à la maison parce que l’armée était très agressive.
Comme père, tu es toujours inquiet, c’est ton devoir de veiller sur eux. J’ai dit à mon fils aîné de faire vraiment attention, car il voulait souvent sortir. Aboud était plus calme.
Le lundi 5, ma femme a voulu faire un maqlouba (plat traditionnel palestinien). Elle avait mal aux dents, nous avons décidé de manger avant d’aller chez le dentiste.
Nous avons demandé à Aboud d’aller faire les courses. Il est revenu cinq minutes plus tard avec les ingrédients et m’a demandé des shekels (la monnaie israélienne, les Palestiniens n’ayant pas leur propre monnaie) pour s’acheter des douceurs et voir ses copains. J’ai accepté, mais demandé de faire vite. Ma femme ne voulait pas le laisser sortir. Il est reparti à l’épicerie acheter des biscuits.
Quelques minutes plus tard, une dizaine de garçons ont débarqué chez nous. Ils ont dit qu’Aboud s’était fait tirer dessus. Ma femme a paniqué, elle a commencé à crier, à dire qu’elle avait averti. J’espérais que c’était juste une blessure, mais j’avais un mauvais pressentiment. Quand j’ai demandé aux garçons où mon fils avait été touché, un n’a pas voulu dire, un autre a dit “à la jambe”.
Une petite voix me disait que c’était grave. Je suis parti à l’hôpital Al-Hussein à Beit Jala pour le rejoindre, quelqu’un du camp l’avait emmené directement dans sa voiture. Les soldats avaient laissé mon fils sur le sol.
Regardez, les enfants discutaient simplement.»
Il sort son téléphone et montre une photo d’un groupe d’enfants qui discutent à l’entrée du camp, avant le drame, et un second cliché d’un sniper qui vise le groupe à environ 200 mètres de là. Les images ont été prises par un résident qui avait l’habitude de documenter la vie du camp avant d’être blessé par l’armée.
«Je leur disais que non»
«Aux urgences, j’ai vu mon fils allongé avec du sang qui coulait de sa bouche, de ses yeux, de ses oreilles. (Il montre une photo du cadavre de son fils, la peau jaunie, le visage encadré par un keffieh blanc. Il insiste, il veut que je regarde, que je saisisse le drame.)
J’ai demandé au médecin si mon fils allait s’en sortir. Il m’a dit que ça devrait aller. (Il montre une photo d’une balle.) C’est la balle qui a tué mon fils. (Silence.) J’étais persuadé qu’il n’était pas mort.
La télé a annoncé la nouvelle. Toute la famille est arrivée à l’hôpital. Moi, je leur disais que non, qu’il était encore vivant. Les représentants du camp sont venus. C’est quand je les ai vus que mon cerveau a commencé à intégrer. Ils ne seraient pas venus s’il était blessé. J’ai su. Les médecins ont dit à mon frère. Il est venu, m’a serré très fort dans ses bras et m’a dit “Sois fort, ton fils est mort”. Je suis devenu fou, je crois que j’ai tout cassé dans la pièce.»
«Ma femme me blâme encore»
«Les autorités israéliennes ont dit que la mort d’Aboud était probablement une erreur. Le soldat qui a tiré de sang froid dans le cœur d’Aboud n’a jamais fait de prison.»
La mort de l’adolescent a fait l’objet d’une enquête de Tsahal, l’armée israélienne. En mars 2021, le service juridique de l’armée a indiqué au Centre d’information israélien pour les droits humains dans les territoires occupés, B'Tselem, que l'affaire avait été classée sans acte d'accusation.
«Depuis, quelque chose ne tourne pas rond dans la famille. La famille est devenue un devoir, chacun fait juste sa part. (Le bruit de la machine à café l’interrompt, il marque une pause.)
Avant, je travaillais dur, j’avais trois garçons et deux filles. Maintenant, ils ne sont plus que quatre. Je ne suis plus pareil quand les enfants demandent de l’amour, je deviens vite agressif. Ma femme me blâme encore.
On ne parle jamais en famille de la mort d’Aboud. Qu’est-ce que je pourrais dire à mes enfants? Quelqu’un manque à table. On garde toujours son siège vide. Et si un membre de la famille dit qu’Aboud lui manque, khalas, tout le monde part.
J’ai gardé les chaussures d’Aboud à la maison, je sens encore son odeur grâce à elles. Des tomates et des melons poussent sur sa tombe.
Je n’ai pas rempli mon devoir de père, je n’ai pas pu protéger mon fils. Je n’en ai pas eu le droit. Ils ont tué son enfance. Ils ont exécuté sa liberté. C’est comme si la bougie qui nous éclairait s’était éteinte. On peut prendre dix nouvelles bougies, elles n’éclairent pas pareil.»
J’ai rencontré Shadi Obeidallah le quatrième jour après mon arrivée. Rien qu'en 2022, 39 enfants palestiniens sont morts de façon violente, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Des Shadi, des parents inconsolables, il y en a des milliers.
C'est un deuil en cage. A 47 ans, Shadi n’a pas vécu un seul jour de sa vie sans sentir le poids de l’occupation militaire. Ils sont 4,8 millions de Palestiniens comme lui, à vivre dans les territoires occupés, à Gaza et en Cisjordanie. A chacun sa tragédie, à chacun sa façon de survivre.
Mais la vie en Palestine n'est pas faite que de drames, tant s'en faut. Sur ma route, j’ai croisé des blagueurs, des pas-drôles, des vieux, des jeunes, des pauvres, des intellectuels, des activistes, des résistants, des résignés. A travers des lieux qui tous résonnent à nos oreilles: Jérusalem, Hébron, Naplouse, Bethléem, Ramallah…
J’ai ri, versé quelques larmes, bu du thé et mangé beaucoup. Ecouté, surtout. «Cherche le banal et en vérité, une fois écrit, rien ne sera banal», m’avait dit le rédacteur en chef. Il avait raison. J’espère que vous serez du voyage. Il vaut le coup.