Journaliste le jour, gardien la nuit: avoir 28 ans en Palestine
Comme moi, Qaiss al-Qaissi a 28 ans. Comme moi, il est journaliste. Peut-être plus pour longtemps. Ce réfugié palestinien, en charge d'une famille nombreuse à Bethléem, n'arrive pas à joindre les deux bouts. Alors il garde des magasins la nuit et regarde par-delà le mur...
Dehors, le déluge. Les rues sont vides. Faute d’égouts, la pluie forme des torrents qui dévalent la colline. A son sommet, surgissent les contours sautillants d’une doudoune et d’un bonnet péruvien. La silhouette cavale dans la descente tête baissée jusqu’au restaurant et s’ébroue sur le pas de la porte. Qaiss al-Qaissi a bravé les éléments pour honorer notre rendez-vous, dans une petite ville dont nous tairons le nom.
Comme moi, Qaiss al-Qaissi a 28 ans. Comme moi, il est journaliste. Ici s’arrête la comparaison. Ce sympathique barbu est né, a grandi et habite encore dans le camp de réfugiés de Beit Jibrin, à Bethléem. C’est le plus petit des 19 camps de réfugiés de Cisjordanie, et l’un des plus densément peuplés. Quelque 2500 personnes y résident, tassées dans un entrelacs de bâtisses en béton défraîchi. Une vie rythmée par la précarité, les problèmes d’eau et d'égouts, les raids de l’armée israélienne.
Un tuyau de chicha à la main, il m’explique:
«Durant mon enfance, mon oncle était activement recherché, l’armée faisait régulièrement irruption dans la maison. On se réveillait avec des soldats autour de nous. C’était une enfance sur le qui-vive. Pendant la seconde Intifada, au début des années 2000, il y a eu un blocus sur le camp, des hélicos au-dessus de nos têtes, des snipers dans les bâtiments en face. Mais j’ai fait partie des chanceux qui ont pu aller dans une école privée.»
Vendeur en grande surface en devenir
En Palestine, on est réfugié de père en fils. Qaiss al-Qaissi est un réfugié de troisième génération. Sa terre d’origine, il l’a mille fois rêvée, petit, dans le noir de la chambre des enfants, mais n’a jamais pu la fouler. Le village, que sa famille a dû quitter précipitamment en 1948, n’est qu’à une heure de route. Il pourrait aussi bien être à l’autre bout du monde: le lieu appartient désormais à Israël. Les siens et 750’000 autres ont été contraints à l’exil lors de la Nakba («catastrophe» en arabe), terme tabou chez les Isréaliens, employé par les Palestiniens pour désigner tout à la fois la création de l’Etat hébreu, l’exode forcé et les massacres perpétrés par les milices sionistes.
Aujourd’hui, pour espérer franchir le mur qui le sépare de «chez lui», Qaiss al-Qaissi doit obtenir un permis des autorités israéliennes. Il en a refait la demande et attend impatiemment la réponse. «J’ai déjà eu un permis, plus jeune, pour accompagner ma mère, atteinte d’un cancer, dans un hôpital à Jérusalem. Ces dernières années, j’ai été placé sur liste noire, mes dernières demandes ont toutes été rejetées». Il n’a aucune idée de ce qui explique ces refus: ils ne sont jamais motivés.
Qaiss al-Qaissi a étudié le journalisme dans une des universités de Bethléem. Il n’en vit pas. La radio locale qui l’emploie n’a plus les moyens de payer des salaires. En guise de compensation, son patron lui prête son flamboyant minibus, si rutilant que Qaiss n’ose pas trop l’utiliser, sauf pour faire des posts sur Instagram. Pour subvenir aux besoins de la famille, le jeune homme mène une double vie. Trois nuits par semaine, il est agent de sécurité. Grand et costaud, il a au moins le physique de l’emploi.
Mais les semaines sont épuisantes et les revenus insuffisants. Au-delà de l’espoir d’apercevoir un jour le village d’origine de sa famille, sa demande de permis est destinée à chercher du travail «de l’autre côté». En Israël, les travailleurs palestiniens de Cisjordanie gagnent en moyenne le double de ce qu’ils peuvent espérer obtenir chez eux. Alors, même s’il adore son métier et ses collègues, tant pis. Qaiss est prêt à se plier à «n’importe quel métier de l’autre côté. Pourquoi pas vendeur en grande surface?»
Le cuistot qui s’est fait tirer cinq fois dessus
Le chef cuistot interrompt la conversation. «Kefta? Musakhan?». Il pose à Qaiss al-Quassi une question très commune dans les territoires occupés: «T’as fait de la prison?». Depuis 1967, plus de 800’000 personnes, soit 40% de la population masculine, auraient été placés en détention dans les territoires occupés. Qaiss secoue la tête. «Loser!», lâche le patron, goguenard. Il a envie de causer et reste planté à côté de la table.
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