Rami Ben Efraïm, illustration Dimitri Procofieff pour Heidi.news

De la guerre aux affaires, l'euphorie d'un général israélien

Rami Ben Efraïm est un homme heureux. Ancien général israélien de l’armée de l’air, il dirige aujourd’hui quatre start-up dans les technologies et symbolise le rôle de Tsahal de l’économie du pays. «Après avoir fait la guerre, faire du business est presque un jeu d’enfant. Tout ce qu’il y a à perdre, c’est de l’argent. Quand on sort de l’armée, la notion de risque n’est plus la même», dit-il. De nombreux jeunes rêvent de son destin. Mais comment s’est constitué et fonctionne ce complexe militaro-industriel? Quel est son côté sombre? Premier épisode d'une enquête sur une des meilleures armées du monde.

Publié le 19 mars 2022 05:54. Modifié le 22 mars 2022 08:44.

Rami Ben Efraïm est un homme heureux. Noyée dans les oliviers d’un village de Galilée au nord d’Israël, sa demeure semble sortie d’un catalogue de vacances. Mari amoureux et père comblé de quatre jeunes adultes, cet ancien général de l’armée de l’air dirige aujourd’hui plusieurs start-up actives dans la cybersécurité. Un parcours qui faisait de lui un boin point d’entrée pour mon enquête, tant il semble incarner la success story d’Israël aujourd’hui, entre armée et business.

Dans ce pays de relations informelles, quelques coups de fil ont suffi pour dénicher son numéro. Et si le pilote retraité fuit d’habitude tout ce qui pourrait ressembler à une journaliste, il sait apprécier la persévérance. Après des négociations dignes d’Oslo, voici la mienne récompensée d’une tranche de cake au chocolat et de quelques confidences autour de la table familiale.

Un employé sur dix dans la tech

Militaire de haut rang puis entrepreneur prospère, le quinquagénaire aux yeux vert pâle a fondé sa réussite sur l’innovation, comme des milliers de ses compatriotes. Nation au monde qui compte le plus de start-up par habitant, l’Etat hébreu est le pays de l’OCDE qui investit le plus dans la recherche et le développement – 4,9% de son produit intérieur brut en 2019 contre 2,5% en moyenne dans les autres nations développées.

Un employé israélien sur dix travaille dans la tech, offrant au pays 15% de son produit intérieur brut et 25% des impôts alors que les produits issus de ce secteur représentent 43% des exportations. En 2018, Israël comptait 17,4 scientifiques et chercheurs pour 1000 employés, le ratio le plus élevé des pays de l’OCDE. Un contexte favorable à l’innovation qui a forgé l’expression de Silicon Wadi, du mot arabe wadi signifiant vallon.

L’armée joue un rôle fondamental dans cette réussite. La moitié des start-up et PME du pays actives dans les technologies travaillent sur des questions militaires et sécuritaires. Une imbrication entre Etat et secteur privé due à plusieurs facteurs. Outre sa fonction principale qui est de sécuriser l’Etat hébreu, Tsahal – l’acronyme de Tsva Hagana LeIsrael, Armée de défense d’Israël – est un bureau géant des ressources humaines et le plus grand formateur du pays. Chaque année, des milliers de jeunes, filles comme garçons, rejoignent ses rangs pour une durée de deux ans et demi à trois ans.

Un tremplin professionnel

Certains servent à contre-cœur et occupent des places peu intéressantes pour la suite de leur carrière. Mais une majorité conçoit aussi l’armée comme un lieu de développement personnel et un tremplin professionnel. De fait, ceux qui sont sélectionnés pour les meilleurs emplois technologiques reçoivent, à dix-huit ans tout juste, trois outils essentiels à la création de start-up: des connaissances, un réseau et une culture de travail.

«Les unités technologiques et les pilotes forment l’essentiel des talents. Les premiers développent l’expertise cyber, les deuxièmes sont des as dans l’usage des techniques les plus complexes», détaille Rami Ben Efraïm, qui a dirigé les ressources humaines des forces aériennes pendant des années. Décrites comme l’équivalent de Stanford, Harvard ou du MIT pour Israël, les unités technologiques 8200, 81 et celle des «chercheurs» jouissent d’un prestige inégalable. On surnomme 8200 le «boot camp des milliardaires» au vu du nombre de start-up à succès créées par ses vétérans. Des milliers de soldats y développent des compétences en encryptage et sécurité de l’information ainsi que toutes sortes de solutions permettant de mener ou contrer des cyber-attaques.

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Dessin: Kichka pour Heidi.new

Cette unité abrite aussi les écoutes de Tsahal, les analystes du renseignement classique et de nombreux soldats formés aux sciences humaines, à la psychologie et à la stratégie politique du Moyen-Orient. Quant aux «chercheurs», il s’agit des quelques dizaines de très jeunes scientifiques parmi les plus brillants du pays, dont des hackers qui ont pour travail d’identifier des faiblesses dans les systèmes informatique et cellulaire.

Atterrissage en urgence

Pilote pendant plus de trente ans, Rami Ben Efraïm raconte un apprentissage dont la minutie est poussée à l’extrême dans les forces aériennes. «La hiérarchie est extrêmement structurée et la critique, permanente. Les procédures à intégrer sont très complexes. Le pilote apprend à penser en termes de résultats avant tout et à repousser ses limites au maximum», explique-t-il entre deux gorgées de café.

Ce fils d’agriculteurs israéliens dont la famille est venue de Pologne, de Lituanie et de Syrie raconte une enfance «passée à courir pieds nus» avant d’être propulsé dans les hauteurs du ciel pour y dessiner une histoire de sang et de sueur. «A 23 ans, j’ai failli mourir après avoir été percuté par un oiseau en survolant le désert de Judée en F-16. Quelques années plus tard, j’ai dû décider de l’atterrissage en urgence d’un avion chargé de bombes et de missiles. Et je dirigeais les forces aériennes lors de la guerre du Liban en 2006.»

Le regard de Rami Ben Efraïm se perd par la fenêtre entrouverte, tandis que résonne l’appel à la prière d’un village arabe voisin. «Après avoir fait la guerre, faire du business est presque un jeu d’enfant. Tout ce qu’il y a à perdre, c’est de l’argent. Quand on sort de l’armée, la notion de risque n’est plus la même», dit-il.

«Je sais qu’ils ne me trahiront pas»

Porter l’uniforme, intégrer ses codes et vivre ses expériences parfois indicibles a aussi pour effet de créer un réseau d’hommes, parfois de femmes, qui partagent le même langage. Un phénomène d’appartenance renforcé encore par le fait qu’en Israël, ce pays deux fois plus petit que la Suisse mais davantage peuplé, tout le monde se connaît. «Ici, on n’entre dans le club des décideurs que si on a servi dans Tsahal. Le monde des start-up est un vaste cercle d’amis», explique Rami Ben Efraïm. Il ne recrute ainsi que «des Israéliens qui sortent de l’armée avec une compétence spécifique», et ce n’est pas qu’une question de savoir-faire.

«Nous développons des technologies extrêmement pointues, dont l’usage est au cœur d’enjeux très délicats. Parce que je sais par quoi ils sont passés, je sais que les anciens militaires de Tsahal ne me trahiront pas et qu’ils ont le même niveau d’exigence que moi. Je sais exactement ce que signifie le rôle qu’ils ont occupé dans l’armée en termes de responsabilité et de capacité à garder des secrets.»

Les missions impossibles

Le véritable enjeu, affirme Rami Ben Efraïm, c’est de parvenir à séduire, puis garder, les talents qui sortent des unités les plus pointues. Lui dont les start-up n’emploient que quelques dizaines de personnes a fait de cet art délicat sa spécialité. «Bien sûr, je paye des salaires mirobolants, mais l’argent, ce n’est pas ce qui retient ce genre de mecs. Ce qu’il leur faut, c’est une mission impossible: ils adorent ça. Je leur donne des problèmes insolubles et je les fais bouger tout le temps. Chaque mois, ils changent de start-up, d’équipe, de boulot, sinon ils s’ennuient immédiatement», détaille le chef d’entreprise.

Passé par l’entreprise de système de défense Rafael et la start-up spécialisée en cybersécurité Checkpoint avant de créer les siennes en décembre 2016, Rami Ben Efraïm décrit un pays où les relations entre armée et business ont profondément changé depuis les années 1990.

«Jusque là, il existait une stricte séparation entre Etat et secteur privé afin d’éviter la corruption. Mais les entreprises mènent aujourd’hui la danse en termes de technologie. Même au sein de l’armée, tout a changé. Un escadron de pilotes compte par exemple 40% de réservistes, dont beaucoup travaillent dans l’industrie de l’armement. Ils voient les problèmes auxquels l’armée de l’air est confrontée, puis retournent au travail trouver des solutions. Cette proximité est la raison pour laquelle les Américains ne peuvent pas faire concurrence aux entreprises locales.»

«Tout le monde me contredit»

Des liens étroits qui n’ont pas empêché Rami Ben Efraïm d’éprouver quelques difficultés au moment de faire la transition vers le monde des start-up. «Un budget d’Etat sert à être dépensé, celui d’une entreprise doit être investi. Je donnais des ordres à des milliers d’hommes; aujourd’hui, j’organise des réunions à dix autour de cette table, et comme on est en Israël, tout le monde me contredit», dit-il en riant.

Interrogé sur la nature de ses activités, Rami Ben Efraïm botte en touche. «Je préfère rester sous les radars», glisse-t-il, énigmatique. Malgré quelques indices sur le web, il n’accepte de mentionner qu’une start-up: Force Multiplier Y, qui a pour objectif de protéger les campagnes électorales contre les influences étrangères. «Nous travaillons à préserver la démocratie», dit fièrement l’ancien militaire. Les valeurs, voilà sur quoi il mise pour fidéliser les hauts potentiels qu’il recrute.

«L’armée donne un sentiment d’appartenance, la fierté de servir le pays, le prestige de l’uniforme. J’essaie de créer une culture dans laquelle les employés sentent qu’ils font partie de l’entreprise, que leur travail contribue à améliorer le monde». Vraiment? Et que dire de l’implication des entreprises israéliennes dans les outils technologiques permettant la surveillance et la répression de nombreux civils à travers le monde, sans même parler du sort des Palestiniens? Rami Ben Efraïm est inébranlable.

Dormir tranquille

«Cela ne fait hélas jamais les gros titres des journaux, mais notre industrie militaire contribue en fait à sauver des milliers de vies. Nous aidons à neutraliser des criminels, à retrouver des personnes disparues… Moi, si c’était à refaire, je ne changerais rien à mon parcours. J’ai servi mon pays et aujourd’hui j’essaie de faire du monde un endroit meilleur, c’est-à-dire plus sûr. Je dors tranquille», conclut-il en reprenant un morceau de cake au chocolat.

Pour ma part, je le quitte l’esprit empli d’interrogations. Qu’est-ce qui se cache derrière le récit triomphal de Rami Ben Efraïm et le succès des technologies israéliennes qu’il développe? Comment s’est constitué et fonctionne ce complexe militaro-industriel? Commence une quête et une enquête de plusieurs semaines que je débute en me plongeant dans les profondeurs de l’histoire d’Israël, au moment où tout a commencé.

Prochain épisode: Israël, une résurrection par la tech

Ce reportage a été réalisé avec le soutien d’une bourse attribuée par la Fondation Jordi pour le journalisme.