La banquise à l'approche de l'Alaska, vue d'avion | Heidi.news/RBH
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Le destin des glaciers, miroir brisé de nos contradictions

«Partout où on trouve des glaciers, le monde est dans un état de création constante», écrivait le grand naturaliste américain John Muir lorsque son regard effleurait les fjords de Glacier Bay, en Alaska, en 1886. Deux siècles plus tard, le réchauffement climatique remodèle jusqu’à la vie microscopique de ces géants de glace.

Publié le 26 novembre 2022 05:59. Modifié le 30 novembre 2022 08:43.

Survoler l’océan Arctique, c’est poser son regard sur la fracture du monde. A la surface de la banquise, l’inévitable se concrétise. Des rivières juvéniles se forment, et serpentent la carapace de glace, qui déjà se brise. L’Arctique, qui se réchauffe deux à trois fois plus rapidement que le reste de la planète, pourrait être libre de ses glaces estivales d’ici à 2050. Un constat déchirant, qui se heurte à un paradoxe: pour être témoin de ce changement, on en devient acteur. Pour se rendre au chevet des glaciers en voie de disparition, il faut prendre l’avion – et participer aux émissions de CO2.

Ce reportage fait partie de la prochaine revue de Heidi.news: Hommage à nos glaciers. Pour la commander, c’est ici.

Venus ausculter des glaciers – ou ce qu’il en reste –, c’est sur une terre en feu que nous avons atterri en Alaska. D’Anchorage à Denali – le plus haut sommet d’Amérique du Nord – une fumée âpre noyait l’horizon et raclait la gorge. Tout l’État brûlait. 500 incendies déclarés, 3,5 millions d’acres partis en fumée cet été. La foudre, plus fréquente en raison d’une plus grande quantité de vapeur d’eau dans l’air chaud, aurait mis le feu aux poudres. En juillet, elle a frappé l’Alaska 40 000 fois en quatre jours – alors que cet État américain, le plus grand et le plus au nord du pays, coincé entre le Canada et la Sibérie, enregistre en moyenne 60 000 impacts par an.

On perd de l’eau, et de la vie aussi

Avec les glaciers, il n’y a pas que l’eau qui disparaît. Une biodiversité encore inconnue – et invisible à l’œil nu – s’éteint, comme en témoigne l’expédition scientifique de l’EPFL, baptisée «Vanishing Glaciers». De l’Himalaya au Caucase, en passant par le Groenland et la Nouvelle-Zélande, une équipe de quatre chercheurs suisses, italien et grec ont crapahuté sur les toits du monde pendant quatre ans pour y recenser la vie microscopique.

«C’est une des formes de vie les plus anciennes sur Terre, et elle disparaît dans les ruisseaux glaciaires, avant qu’on en ait percé les mystères», s’inquiète le professeur Tom Battin, qui pilote l’expédition depuis Lausanne.

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L'équipe de Vanishing Glaciers récolte des échantillons dans les ruisseaux au pied des glaciers pour y recenser la vie. | Heidi.news/RBH

Dernière frontière du continent américain, l’Alaska est en première ligne du réchauffement climatique. Cette terre de contrastes, mythifiée par les récits de Jack London, ou de Jon Krakauer dans Into the Wild, voit son paysage se métamorphoser: fonte des glaces, sécheresse, feux de forêts, propagation d’insectes ravageurs, érosion et élévation des océans… Nulle part ailleurs la fonte des glaciers n’est aussi rapide. A lui seul, l’État américain représente environ un quart de la perte de la masse glaciaire mondiale, soit plus du double de celle du Groenland ou de l’Himalaya.

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L'Alaska est la dernière étape de cette odyssée scientifique de 4 ans autour du monde. | Heidi.news/RBH

La science, responsable du dérèglement qu’elle étudie

Pendant quatre ans, l’expédition «Vanishing Glaciers», financée par la fondation zurichoise Nomis, a relié les continents de la planète – en avion – pour se rendre au chevet des glaciers en voie de disparition. A l’EPFL, les déplacements professionnels sont responsables d’un tiers de l’empreinte CO2 de l’institution — dont la quasi-totalité provient des vols en avion. «C’est malheureusement le paradoxe du monde de la recherche scientifique… On ose espérer que l’intérêt public prédomine», estime Tom Battin.

La recherche ferait ainsi face à un choix paradoxal: faire avancer la compréhension du réchauffement climatique, ou prendre des actions drastiques pour éviter que ses activités ne dégradent les écosystèmes qu’elle étudie? Or l’un ne devrait pas empêcher l’autre.

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Au pied du glacier de Milk, en Alaska, les scientifiques prélèvent des échantillons d'eau et de sédiments pour y recenser les microorganismes. | Heidi.news/RBH

En Europe comme ailleurs, des initiatives fleurissent pour inclure le concept d’éthique environnementale dans la pratique scientifique. En France, le collectif Labos 1point5 a mis au point un outil pour mesurer l’empreinte carbone des projets de recherche publique, et concevoir des leviers d’actions. L’EPFL a lancé en 2018 un projet-pilote pour réduire ses voyages en avion.

Il faut pourtant reconnaître les contradictions qui nous gouvernent pour faire face à la crise climatique. Nous aussi, journalistes, vivons ce paradoxe. C’est ainsi que je suis montée dans un avion vers Anchorage… pour un reportage sur le climat.

La cryosphère – l’ensemble des milieux gelés et enneigés – recouvre un dixième de la surface du globe et approvisionne plus de la moitié de l’humanité en eau douce. Elle se réduit comme peau de chagrin. Le niveau des océans s’élève, menaçant l’habitat de plus de 300 millions d’êtres humains. Ce sont à la fois les prémisses et les conséquences de ce drame que je suis allée constater avec des scientifiques en Alaska.