L’Alaska, dernière frontière d’une odyssée scientifique de 4 ans
L'Alaska, dernière étape de l’odyssée scientifique de Vanishing Glaciers et premier épisode de cette Exploration. Ici, les effets du réchauffement climatique sont déjà palpables. Et ce, jusqu’à l’infiniment petit.
Marcher de l’océan au glacier, c’est rembobiner le temps, remonter à la source du vivant. Sur le littoral ciselé par les fjords du golfe de l’Alaska, la forêt pluviale tempérée de Chugach – la plus septentrionale du continent américain – forme un palier à franchir entre le Pacifique et les cimes glacées. En ce matin ensoleillé de juin, d’étranges appels retentissent de sa canopée.
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«Hey bear!» (Hé, un ours!), entend-on hurler à tue-tête. Chargés comme des mulets avec un gaz lacrymogène anti-ours vissé à la ceinture, les scientifiques de l’expédition Vanishing Glaciers se fraient difficilement – et bruyamment – un passage à travers les ronces. Fraîchement débarqués en Alaska moins d’une semaine plus tôt, ces quatre jeunes chercheurs – trois hommes, une femme – de nationalités suisse, italienne et grecque suivent les pas d’un fixeur alaskain. Déjà, la sueur perle sur les fronts, les moustiques déments mettent la patience à rude épreuve. Ici, les sentiers n’existent pas. Seul le tumulte d’une rivière guide les pas, toujours en amont, loin de cette jungle suffocante, en direction des massifs glacés.
Pour éviter un tête-à-tête brusqué avec un ours, chacun fait du bruit à sa manière. Le biologiste italien Matteo Tolosano entonne un «Bella ciao», Martina Schön, géographe appenzelloise au pied montagnard, pousse un jodel strident. D’autres tapent des mains, ou des bâtons. Et moi, je ris, face à cette expédition qui vire à la comédie.
Les épicéas cèdent la place à des débris rocheux: la moraine. Au sommet miroite un glacier: notre objectif. Approcher les géants de glace peut demander plusieurs jours de marche, comme dans la chaîne himalayenne. En Alaska, le réchauffement climatique a fait reculer les cibles, quelques heures suffisent pour «embrasser la glace», selon la coutume de l’équipe.
Le souffle court, on entame la montée. Chacun avance à son rythme, cherchant appui sur les névés de l’hiver dernier. Sous la neige, le vacarme d’un torrent gronde. Ces eaux de fonte ont forgé des cavités souterraines, dans lesquelles les pieds s’enfoncent parfois jusqu’aux hanches.
Chirurgiens des glaciers
On atteint le front du glacier de Learnard. Sa langue crache un ruisseau qui dévale la montagne avec fracas, comme par impatience de s’élancer dans l’océan. Ici, la roche, la glace et l’eau sont maîtres. Difficile de croire que ce désert lunaire abrite la vie. Et pourtant.
L’air satisfait, Michael Styllas, chef de l’expédition, balaie la glace du regard – c’est le 160e glacier qu’explore Vanishing Glaciers. «Bienvenue à notre bureau pour la journée», lâche-t-il en déchargeant les vingt kilos qu’il porte sur son dos. Aussitôt dit, aussitôt fait. Avec des gestes précis et mécaniques, les chercheurs transforment la moraine en laboratoire à ciel ouvert.
Munis de gants et de masques, les techniciens prennent des airs de chirurgiens au chevet d’un patient à l’agonie. Seringue en main, Matteo Tolosano filtre l’eau depuis l’artère du glacier. Pendant ce temps, le Valaisan Vincent De Staercke mesure la concentration en oxygène grâce à des capteurs et des fibres optiques reliés à un ordinateur.
«C’est la seule information sur les microorganismes dont on dispose en temps réel, dit-il en pointant vers une ligne qui évolue sur l’écran. Si la courbe d’oxygène descend, on sait qu’il y a des bactéries dans l’eau, car elles s’en servent pour respirer.»
Accroupi au-dessus du lit de la rivière, Michael Styllas secoue un tamis, tel un chercheur d’or des temps modernes. Des sédiments émergent, qu’il récupère avec une spatule. «Voici la vie! s’exclame-t-il, émerveillé. Un grain de sable abrite des millions de bactéries; c’est une véritable jungle invisible!» Insérés dans des tubes à essai puis plongés dans un bac de glace carbonique à -80°C, les échantillons seront rapatriés jusqu’à Lausanne où des chercheurs tenteront de percer leurs mystères (objet d’un prochain épisode).
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A la source du vivant
Invisibles à l’œil nu, les microorganismes constituent la base de la chaîne alimentaire et sont les chefs d’orchestre des cycles du carbone et des nutriments. En prélevant des échantillons sur 170 glaciers dans une douzaine de pays, Vanishing Glaciers dresse le premier inventaire mondial des microorganismes vivant dans les rivières glaciaires. Une véritable «biobanque» qui devrait permettre de comprendre comment cette forme de vie ancienne s’est adaptée à un environnement aussi hostile – c’est-à-dire froid, écrasé par le rayonnement ultraviolet, pauvre en nutriments, et asséché une grande partie de l’année. «Cet écosystème unique disparaît sous nos yeux, avant qu’on ait eu une chance de le comprendre», regrette l’écologue Tom Battin, qui pilote l’expédition depuis l’EPFL.
Du vert dans les rivières
D’ici à la fin du siècle, entre un tiers et la moitié des glaciers pourraient disparaître. Les Alpes suisses pourraient être presque entièrement dénudées de leurs neiges éternelles avec un réchauffement à deux degrés. Dans l’univers microscopique, l’effet de ce dérèglement est déjà palpable.
«Les ruisseaux glaciaires – jusqu’alors dominés par des processus minéralogiques – ont tendance à verdir», a constaté Tom Battin. Un phénomène qui s’explique par le réchauffement des rivières, et la fonte des glaciers: «Plus le débit d’eau diminue, moins on a de sédiments transportés: davantage de lumière s’infiltre, ce qui favorise la photosynthèse; donc la production de carbone organique.» La saison libre de glace a tendance à se prolonger sur le printemps et l’automne, offrant une plus grande fenêtre d’opportunité à cette production primaire.
Les Alpes aussi voient leurs cimes enneigées se muer au vert – cette nouvelle couleur du changement climatique. Mais n’est-ce pas là une bonne nouvelle? «La végétation qu’on trouve à l’aval gagne du terrain en amont, au détriment d’une biodiversité unique, un peu comme des mauvaises herbes», m’a expliqué Tom Battin. Quand cette nouvelle matière organique se décompose, elle émet du CO2. «Les ruisseaux glaciaires deviennent de plus grands contributeurs au cycle du carbone.»
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Sur le terrain, Matteo Tolosano racle un amas d’algues et de bactéries verdâtres sur une roche: le biofilm. «C’est exactement cela qu’on recherche!» se réjouit-il. Véritables mégapoles de microorganismes, les biofilms sont le berceau des bactéries. «C’est une jungle où les microbes collaborent et se disputent pour survivre dans cet environnement extrême», explique ce mordu de biologie, qui a toujours son appareil photo autour du cou. «Nous sommes les premiers et certainement les derniers à pouvoir être témoins de cette vie microbienne», précise Michael Styllas, avant d’annoncer la levée du camp.
Si remonter une rivière glaciaire est un voyage dans le passé, suivre son cours est une manière de se projeter dans le monde d’après. A la descente, on regagne la «jungle» de Chugach. De son feuillage retentit un nouveau bruit, celui du martèlement de pelleteuses. On le suit, jusqu’à atteindre une coupe rase. La forêt a cédé la place à une carrière de graviers. «La plupart de ces roches seront acheminées au nord et à l’ouest de l’Alaska pour construire des digues contre la montée du niveau de l’océan», dit Cameron, le fixeur alaskain de l’expédition. La fonte des glaciers contribue à 20% à la montée du niveau des eaux, qui menace près de 300 millions de personnes, objet d’un prochain épisode.