Le mystère des poissons morts du lac Bleu
Premier épisode de notre thriller environnemental au cœur des Alpes, où tout est vrai. Stefan Linder voit mourir ses truites par milliers. Sa pisciculture est au bord du Blausee, le lac Bleu, une des merveilles naturelles de l'Oberland bernois. Il enquête seul, se cache la nuit aux abords d'une carrière, la survole avec son drone et découvre que des déchets hautement toxiques y sont amenés en cachette. Il alerte la police et les autorités bernoises, mais se heurte à ce qu'un de ses interlocuteurs appelle la «mafia des déchets». Car voilà qu'il reçoit des menaces de la part d'un Conseiller d'Etat, et se retrouve poursuivi en justice.
Le 22 mai 2020, le Blausee s’est soudainement teinté de vert. Entouré de sommets abrupts et de sapins majestueux, ce lac attire chaque année des dizaines de milliers de touristes dans la vallée bernoise du Kandertal. Ce joyau, dont la renommée mondiale tient au bleu spectaculaire de ses eaux, vient de perdre son trait distinctif. Au même moment, le coronavirus paralyse presque toute la planète – une aubaine pour ce site défiguré. Les touristes et influenceurs chinois ou arabes aiment se photographier devant les eaux cristallines d’un bleu profond et publier leurs clichés sur Instagram. Le préjudice d’image qu’auraient causé les photos d’une mare trouble et grisâtre est incalculable.
Stefan Linder est alerté. Il est copropriétaire et président du conseil d’administration de Blausee AG, qui possède un petit hôtel, un restaurant et un élevage de truites. Il n’avait encore jamais vu une telle modification de la couleur de l’eau. Quelques jours auparavant, le responsable de l’exploitation piscicole l’avait averti que, dans les bassins, les truites avaient les branchies dilatées et des difficultés respiratoires. Peu de temps après l’altération de l’eau, les poissons sont morts en grandes quantités et, en flottant à la surface, ils ont donné une teinte argentée aux bassins. Le vétérinaire qui s’est précipité soupçonne une intoxication, mais il n’a aucune idée du poison qui pourrait en être responsable.
La Suisse et ses fromages à trous
Il est des histoires qui ne s’intègrent pas dans le paysage, et encore moins dans le beau décor de l’Oberland bernois. La plupart des touristes arrivent en train, traversent le plateau suisse densément peuplé, poursuivent le long des eaux turquoise de l’Aar, contemplent la chaîne des Alpes presque à portée de main, longent le bleu profond du Lac de Thoune et traversent des vallées vertes dignes de carte postale, dans lesquelles paissent des vaches, avant de gravir le Junfraujoch, «Top of Europe», qui culmine à 3500 m d’altitude. D’autres poursuivent la traversée des Alpes en direction du Sud, pour rejoindre la Méditerranée – les voitures-restaurants participent à rendre le voyage agréable, avec un verre de vin, un peu de charcuterie et de fromage. Cette route qui traverse les Alpes passe dans le Kandertal par un long tunnel: par la fenêtre, le regard soutenu par une lumière diffuse ne rencontre que la noirceur vacillante de millions de tonnes de béton.
La Suisse et ses fromages à trous; la Suisse et ses montagnes percées de tunnels. Comme le tunnel de base du Lötschberg, qui était jusqu’à récemment le plus long du monde. Les 34,5 km de ce chef-d’œuvre d’ingénierie sont la pièce maîtresse de l’axe occidental de la NLFA, la Nouvelle ligne ferroviaire alpine, qui fait partie du Rhine-Alpine Corridor et relie Rotterdam à Gênes. «Connecting Europe», c’est ce que promet l’entreprise ferroviaire Berne-Lötschberg-Simplon (BLS) avec cette ligne rapide. Les tests de vitesse dans le tunnel ont permis d’atteindre 281 km/h, un record pour les trains en Suisse. Depuis 2007, la vitesse d’exploitation normale permet aux trains de traverser les Alpes avec des pointes de 250 km/h.
Un géologue déconcerté
Face aux dégâts, Stefan Linder se souvient d’une rencontre lors d’une soirée privée avec le géologue retraité Hans-Rudolf Keusen, qui a étudié pendant des décennies la vallée du Kandertal et ses nombreux réseaux d’eau souterrains. Il lui envoie les photos des eaux troubles du lac et des poissons morts. Keusen est aussi déconcerté que lui. Il estime qu’il a dû se passer quelque chose en amont dans la rivière. Keusen conseille donc à Linder de remonter le long de la Kander afin de découvrir la cause éventuelle de la mort des truites et de la coloration de l’eau.
Le terrain étant difficile d’accès, Stefan Linder utilise un drone et découvre, dans la carrière située à seulement 1,2 km au-dessus du Blausee, une gravière inondée et une impressionnante montagne de décombres. Consulté, Hans-Rudolf Keusen soupçonne immédiatement du ballast ferroviaire: il s’en est occupé pendant des décennies pour les CFF, les Chemins de fer fédéraux suisses. Le vieux ballast ferroviaire est problématique, car il contient des particules de châssis et de freins, d’amiante et de métaux lourds, des résidus chimiques issus des fuites des wagons et des goudrons (HAP) utilisés pour l’imprégnation des traverses de chemin de fer. HAP signifie Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques. Ils sont considérés comme des déchets spéciaux, hautement dangereux. «Le stockage et le traitement du ballast ferroviaire dans une zone de protection de la nappe phréatique sont extrêmement inquiétants», indique Keusen à Linder: il faut recueillir des échantillons.
Expédition nocturne
Le lendemain, Stefan Linder se rend sur un terrain voisin afin d’avoir une meilleure vue de l’amas de ballast dans la carrière. Or celui-ci a encore grandi, alors qu’aucun ouvrier n’est visible. «Il faut y aller la nuit», souffle-t-il à sa femme Susanne. Les deux cinquantenaires vivent dans le village de Faltschen, aux portes du Kandertal, à seulement 15 minutes en voiture du Blausee.
Le 25 mai 2020 à 22h30, donc, Stefan et Susanne Linder se faufilent à travers un petit bois pour rejoindre la carrière. Puis ils s’assoient et attendent. Rien ne se passe. Soudain, peu avant minuit, des projecteurs s’allument. Le couple prend peur et se cache derrière des buissons. Des engins de l’entreprise de construction bernoise Marti rejoignent un quai de transbordement, des ouvriers échangent en portugais. Pour en découvrir davantage, le couple s’approche et se sépare. Susanne risque d’être découverte, elle parvient au dernier instant à se cacher derrière un container. Des trains arrivent et déchargent le ballast sur des camions qui le déversent quelques mètres plus loin, dans la carrière.
Le travail se poursuit jusqu’à 4h30 du matin à une cadence importante. Après cette nuit et d’autres survols de la zone avec son drone, Keusen et Linder n’ont plus de doute: l’entreprise d’origine française Vigier Beton, qui gère la filiale Steinbruch und Hartschotterwerks Blausee-Mitholz (SHB), traite et entrepose à découvert du vieux ballast hautement toxique, déchets issus de la rénovation en cours du tunnel de faîte du Lötschberg, qui date du début du XXe siècle – et ce juste à côté d’une nappe phréatique.
Linder ne veut pas s’en laisser conter
À ce stade, toute l’histoire aurait pu se terminer rapidement. Une connaissance de Stefan Linder arrange pour lui un rendez-vous avec le directeur général de Vigier Beton. Cependant, la veille au soir, il reçoit un message l’informant que le CEO n’aura finalement pas le temps de le rencontrer, et qu’un adjoint s’occupera de lui. «Si le CEO m’avait reçu, nous aurions certainement essayé de tirer l’affaire au clair et de trouver une solution», confie Stefan Linder. Mais il n’entend pas s’en laisser conter par l’adjoint, il annule donc le rendez-vous et se rend plutôt une nouvelle fois de nuit sur le site. Linder prélève des échantillons d’eau et de matériaux et les envoie au laboratoire Bachema de Zurich pour analyse. Quelques jours plus tard, il a le responsable du laboratoire au téléphone:
«Allez tout de suite voir la police, Monsieur Linder, les valeurs limites de métaux lourds, de goudrons toxiques et d’arsenic sont largement dépassées et extrêmement élevées!»
Pour la construction d’un tunnel, on peut utiliser un tunnelier, monstre mécanique qui avale de la roche pour se frayer un passage dans la montagne. Mais la méthode la plus utilisée est l’excavation par explosif. La BLS AlpTransit SA (BLS AT) a creusé 80% du tunnel de base du Lötschberg au moyen d’explosifs liquides. Le parcours visible pour les voyageurs ne fait «que» 34,5 km, mais il est entouré d’un réseau invisible de dizaines de galeries transversales et d’un tunnel parallèle. Un système de tunnels qui mesure 88 km et qui va du flanc ouest du Kandertal dans le canton de Berne jusqu’en Valais.
Un train long de 4100 km
S’il fallait débarrasser l’ensemble des matériaux d’excavation (16,6 millions de tonnes) en camion, il faudrait prévoir 830 000 véhicules; si on chargeait le tout sur des wagons de marchandises, le train mesurerait 4100 km – c’est le calcul réalisé et publié par le constructeur BLS AT. Rendez-vous compte: le train de marchandises s’étendrait du Kandertal dans l’Oberland bernois jusqu’à Amman en Jordanie.
Pour rassurer un public toujours plus sensible à la question environnementale, le maître d’ouvrage a écrit dans une brochure en papier glacé publiée à la fin du chantier en 2007: «Les matériaux d’excavation ont pu être réutilisés à raison de 40%. Ainsi, la majorité des granulats à béton, nécessaire pour le revêtement du tunnel, est issue de déblais recyclés.» Il revient sur ce point plus tard, mentionnant également le traitement des 60% restant. Et pourtant, une immense partie des matériaux d’excavation contaminés par les résidus d’explosifs a été enfouie dans le Kandertal avec des boues très problématiques et des déchets de chantier toxiques. Aux pieds de l’Eiger, du Mönch et de la Jungfrau reposent depuis plus de 15 ans des millions de tonnes de matériaux pollués, ce qui correspond au volume de la pyramide de Kheops.
Le prochain grand chantier
Pour Stefan Linder, l’appel du laboratoire Bachema a déclenché une avalanche dont les masses en mouvement ne sont pas encore arrêtées aujourd’hui, deux ans après que l’eau du Blausee est passée de bleue à verte, et qui atteint désormais la capitale fédérale.
Pour avoir passé 18 ans à la tête du Swiss Economic Forum (SEF), une manifestation annuelle à Interlaken qui réunit les responsables de la politique et de l’économie suisse, Stefan Linder connaît de nombreux politiciens, chefs de département et entrepreneurs du pays. Beaucoup sont impliqués dans le prochain grand chantier dont les volumes d’investissement dépassent les trois milliards de francs. En jeu ici: la création d’un deuxième tunnel sur toute la longueur du tunnel de base NLFA du Lötschberg, en bas de la vallée. Car ce chantier, mené tambour battant de 1999 à 2007, n’a de double tunnel que sur un tiers de la longueur totale de 34,6 km. Un deuxième tiers est déjà creusé mais n’est pas aménagé et le troisième tiers est à creuser entièrement.
Comme la circulation est saturée et oblige certains convois marchandises à emprunter l’ancien tunnel, dit «de faîte», il s’agit à nouveau d’un projet clé pour la Suisse et ses relations avec l’Union européenne.
Une mafia suisse des déchets?
Mais il y a d’autres enjeux, à commencer par l’élimination aussi rapide que possible du dépôt d’explosifs situé près de la carrière de Mitholz et datant de la Seconde guerre mondiale, impliquant l’évacuation du village de Mitholz.
Dans tous ces projets se joue, évidemment, la bonne réputation des ingénieurs, fonctionnaires fédéraux et politiciens suisses de haut rang. Le canton de Berne, la Confédération et les entreprises impliquées risquent en effet un désastre financier et réputationnel à cause d’éventuels travaux de déblaiement. «Ils se frottent à la mafia suisse des déchets», lâche Peter Füglistaler, directeur de l’Office fédéral des transports, à Stefan Linder lors d’une rencontre début juillet 2020. Ce dernier pose la question de la réalité d’une telle mafia en Suisse. Füglistaler aurait répondu: «Oui, elle existe et ses ramifications remontent jusqu’au sommet – elle est parfaitement organisée.» Interrogé par Reportagen et Heidi.news, Füglistaler a fait savoir par un porte-parole qu’il n’aurait alors évoqué qu’une «impression» [personnelle].
Les menaces d’un ministre
Mais revenons à Stefan Linder qui reçoit l’appel du laboratoire Bachema de Zurich l’informant que les déchets entreposés dans la carrière SHB sont hautement toxiques. Le 2 juin 2020 à 17h30, Linder partage ses découvertes avec le Conseil-exécutif (gouvernement) bernois, y compris le chef de la Direction des travaux publics, Christoph Neuhaus. Celui-ci le renvoie vers procureur général. L’adjoint de ce dernier conseille à Linder de porter plainte au commissariat, ce qui est très étrange pour une infraction environnementale, en principe poursuivie d’office. Au lieu de quoi Linder contacte le policier Walter Schneeberger, son ancien chef de la sécurité au Swiss Economic Forum. Schneeberger décide d’organiser le jour suivant une réunion à Berne avec les acteurs et la police cantonale.
Le 3 juin à 7h30, le ministre bernois Christoph Neuhaus appelle Linder. Celui-ci est au volant et sa femme Susanne, assise à côté de lui, est témoin de la conversation sur haut-parleur: «Stefan, fais gaffe à ce que tu cherches. D’autres ont déjà disparu dans une carrière et n’ont plus fait surface.» Linder est irrité par ces propos et appelle dans la foulée plusieurs personnes pour leur faire part de cette menace. Contacté, Christoph Neuhaus nie aujourd’hui avoir passé cet appel et qualifie l’allégation d’«infâme insinuation».
Lors de la réunion en fin de journée organisée par la police bernoise, Stefan Linder présente l’état de son enquête: photos, vidéos et analyses du laboratoire Bachema. Oliver Steiner, responsable de la gestion des déchets à l’Office des eaux et des déchets, lui aurait répondu qu’il n’y avait rien dans cette carrière. De plus, la mort des poissons ne saurait être mise en relation avec les toxines présentes, car celles-ci n’étant pas hydrosolubles, elles ne peuvent se retrouver dans le Blausee. Lors d’une réunion suivante, Oliver Steiner aurait été encore plus clair: «Ici au canton, nous ne pouvons pas arrêter ce chantier. Seule la Confédération peut agir à ce niveau.»
Opération de police
Une patrouille d’Interlaken est chargée le lendemain de recueillir des échantillons. Linder donne aux deux agents des conseils pour accéder discrètement au site et leur indique les meilleurs créneaux horaires.
Dans les coulisses, la pression monte. «C’est une tempête dans un verre d’eau», écrit le ministre Neuhaus au président de l’entreprise ferroviaire Berne-Lötschberg-Simplon (BLS) Rudolf Stämpfli, dans un SMS que nous avons pu consulter. «Je m’en occupe», ajoute-t-il.
Entretemps, le géologue Hans-Rudolf Keusen adresse un e-mail au policier responsable de l’enquête, Roc Bürgi: «Les résultats des analyses sont alarmants. La turbidité du Blausee est à mon sens en relation directe avec les activités dans la carrière.» Bürgi prépare une observation du site le 8 juin afin de surveiller le présumé pollueur dans ses activités nocturnes. Le matin, le policier rend visite à Linder.
Retournement de situation
Pendant environ quatre heures, Linder lui explique tout ce qu’il sait, lui montre les bassins piscicoles et lui remet une clé USB avec l’ensemble du matériel rassemblé jusque-là. Ensuite, les deux se rendent au site jouxtant la carrière SHB où l’observation est prévue pour le soir même. Deux policiers en civil sont déjà sur place et installent des caméras derrière les arbres.
Soudain, à 11h37, le téléphone de Bürgi sonne.
Interruption de l’exercice, ordre venant d’en haut, dit-il à Linder.
Pourquoi?, demande ce dernier.
En raison d’intérêts supérieurs et de soupçons insuffisants.
Bürgi répète les mots de son interlocuteur, sans révéler son identité. De retour au Blausee, le vent tourne définitivement.
«Monsieur Linder, déclare le policier, je me vois contraint de lancer trois procédures contre vous. Une pour violation de domicile, une pour survol de zone militaire interdite avec un drone et une pour prise illégale de photos et vidéos.»
Cette enquête de Reportagen et Heidi.news a été réalisée avec le soutien de Journafonds