Comment les os de poulets sont devenus un marqueur géologique
Pendant toutes les années qu'il a consacrées à l’étude de très anciennes roches terrestres, fortes de leurs centaines de millions d'années de présence sur Terre, le géologue britannique Mark Williams ne pouvait pas se douter qu'il s'intéresserait un jour à la fossilisation des os de poulets. Ce poulet que nous mangeons rôti, frit ou bouilli selon les contrées, en nuggets ou en suprême… Pourtant, après avoir écouté le séminaire d'un archéologue de la même université de Leicester, Mark Williams a été convaincu qu'il tenait là un sujet éclairant pour ses travaux.
Les os de poulets pourraient être, pour les futurs paléontologues, géologues et stratigraphes, un fossile permettant d'identifier l'époque géologique dans laquelle nous vivons. Époque dont les activités humaines sont la première force de transformation de la Terre – comme le furent il y a 65 millions d'années le volcanisme et la chute d'une météorite. Époque qui mérite d'être nommée, définie et inscrite officiellement dans le calendrier des temps géologiques, estiment certains chercheurs. Cette époque s'appelle l'Anthropocène.
Et le poulet dans tout ça?
Comme toute bête domestiquée, le poulet a changé entre nos mains. Mais ce qui a frappé Mark Williams, c'est la brutalité de la transformation à partir des années 1950, après plusieurs millénaires d'évolution lente. Le poulet d'élevage intensif est jusqu'à 5 fois plus gros qu'en 1950, son squelette est plus grand mais moins dense et souffre de déformation osseuse. Aujourd'hui, 90% des poulets élevés pour leur chair dans le monde proviennent de seulement trois grandes entreprises. Comme ce poulet homogénéisé a envahi la planète, devenant l'oiseau le plus abondant devant tous les oiseaux sauvages réunis, ses os sont dispersés sur toutes les terres habitées. Les géologues s'attendent donc à ce que des os de poulets fossilisés soient présents dans les mêmes couches géologiques, partout sur le globe. Un marqueur géologique de l'Anthropocène.
Le terme lui-même a été proposé il y a 20 ans par le géochimiste et prix Nobel néerlandais Paul Crutzen. Lui qui a largement contribué à démontrer que nous produisions des substances détruisant la précieuse couche d'ozone stratosphérique, était convaincu que les activités humaines avaient pris une telle ampleur qu'elles étaient entrées en concurrence avec les forces naturelles. Le changement climatique en est une manifestation.
Cependant, alors que Paul Crutzen vient de s'éteindre, le 28 janvier 2021, l'Anthropocène n'est toujours pas officiellement reconnu et défini comme la nouvelle époque géologique dans laquelle nous vivons. La communauté des géosciences a traîné des pieds pour s'emparer du sujet. S'agit-il d'un concept social et politique ou d'une véritable nouvelle période géologique qui succéderait à l’Holocène? Pour certains ce n'est pas à la géologie de qualifier l'impact des activités humaines sur la Terre – ce n'est plus de la science mais de la politique.
La preuve du contraire pourrait bientôt être apportée. Le groupe de travail sur l'Anthropocène oeuvre dans ce sens, au sein de la très institutionnelle Commission internationale de stratigraphie. Créé par Jan Zalasiewicz, géologue britannique, qui y a notamment entraîné son collègue Mark Williams, ce groupe rassemble les preuves géologiques de notre empreinte sur la Terre. Une recherche qui se concrétisera par la définition d'un «clou d'or» de l'Anthropocène, point de référence dans les strates de la Terre qui marquera le début de cette nouvelle époque dont nous sommes les principaux acteurs. Ce point de référence, ce stratotype, qui marque le passage d’une époque à une autre, est effectivement parfois matérialisé par un gros clou doré planté dans la roche, à la limite entre deux étages géologiques. La quête de ce «clou d’or» est le sujet de l’Exploration que je lance aujourd’hui sur Heidi.news...
Ce travail a bénéficié d'une bourse pour le journalisme scientifique de l'Union européenne des géosciences (EGU)