Galle, enfer et paradis
Plongée dans Galle, le port du sud du Sri Lanka où Nicolas Bouvier faillit perdre la raison, à la recherche de son fantôme.
«Dans mon dos, la lampe avait été soufflée. Un ronflement puissant et régulier, mêlé de relents de curry, montait vers les étoiles. J’étais heureux d’être seul, j’avais besoin de me reprendre. J’étais plus dépaysé que je ne l’avais été de longtemps. Pendant deux ans la “continuité continentale” m’avait servi de fil rouge. Les paysages, les trognes, les accents, la taille des oignons et l’odeur des galettes n’avaient jamais changé sans crier gare. Ces mille détails qui font la “façon” d’un pays, égrenés le long de la route, composaient une leçon discrète, murmurée, cohérente que je m’étais répétée cent fois, à l’envers et à l’endroit. Les verts pâles et les bruns de cette carte réconciliaient le rêve à la pédagogie. Où irons-nous demain? Je m’étais attaché à cette école sans mensonges et, sans les interdits de la politique, j’aurais continué vers l’Est par la Birmanie et le Sud chinois. Hier j’avais quitté la géographie dépliée et le grand poumon de l’Inde. Ce soir j’étais dans une île. Je n’avais pas l’expérience des îles qui posent et résolvent les problèmes à leur façon. Ce qu’on apporte dans une île est sujet à métamorphoses. Une île est comme un doigt posé sur une bouche invisible et l’on sait depuis Ulysse que le temps n’y passe pas comme ailleurs. Veiller à ne pas rester coincé ici comme une cartouche dans un canon rouillé.»
Dès le début du Poisson-Scorpion, tout est dit et la menace plane. La continuité a été rompue, et ce n’est pas de bon augure.