A la recherche du traileur alpha
Qu’est-ce que le trail? Comment est-il né? Plutôt que de tenter de mettre tout le monde d’accord sur une définition, nous sommes allés chercher des réponses en Suisse chez Jacques Berlie, mémoire vivante de l’ultra-endurance. Rencontre avec un oiseau rare en son perchoir du Valais.
Quand on part sur la piste des pionniers du trail, on ne peut pas échapper à Jacques Berlie: premier tour du Mont-Blanc en moins de vingt-quatre heures, premier aller-retour Chamonix-sommet du Mont-Blanc en moins de six heures, record inégalé de l’intégrale du GR5 d’Ostende à Nice en un mois tout rond… Le palmarès est intimidant, l’homme accueillant et chaleureux. Je l’avais entendu vanter l’esprit de liberté du trail à Chamonix, il m’avait invité à venir le voir dans son hameau perché quelque part au-dessus de Saint-Gingolph, où le Rhône et le GR5 se jettent dans le Léman. Jacques Berlie vient de passer plusieurs semaines sans courir à cause d’une entorse à la cheville, encore une première: «J’ai parcouru 150’000 kilomètres depuis que je cours et il a fallu que j’arrive à 68 ans pour me blesser», sourit-il.
Le traileur se réveille en moi. Une vie à courir sans se blesser, où est le secret ? Maître Jacques est ravi de me prendre à contrepied: «J’ai toujours couru sur route! J’ai dû faire 1000 fois un parcours de 12 ou 13 km le long du Rhône». Il courait le matin avant de donner ses cours de maths au Cycle d’orientation de Vouvry, dont il a fini directeur, et le soir avec un ami prof. «Je préférais m’entraîner en plaine, sur le goudron, avec des séries de cinq fois mille mètres en trois minutes. Ma récompense, c’était de pouvoir courir le week-end en montagne. Pour moi, s’entraîner et faire de la dénivelée, c’était antagoniste mentalement».
Echappé du stade
Jacques Berlie est champion de paradoxe. Jusqu’à Kilian Jornet, personne n’est monté aussi vite que lui de Chamonix au sommet du Mont-Blanc: trois heures cinquante, soit plus de mille mètres à l’heure! C’était en 1988, son record aller-retour a été battu une semaine plus tard par Laurent Smagghe, descendu à plat ventre sur un sac poubelle, mais il a fallu attendre presque trente ans pour que l’«ultraterrestre» Kilian Jornet lui prenne un quart d’heure dans la montée.
Les courses de montagne sont l’enfant naturel de l’athlétisme et du sentier
Le «secret» de Jacques Berlie cache celui de la naissance du trail. Les courses de montagne sont l’enfant naturel de l’athlétisme et du sentier: des athlètes s’échappent des stades avant que les randonneurs soient saisis par le virus de la course. Jacques Berlie ne prétend pas avoir inventé cela. Il se souvient être tombé, à ses débuts, sur l’affiche publicitaire d’un «pedestrian», l’un de ces adeptes de l’ultra endurance qui excitaient les bookmakers anglais au XIXe siècle. Ils étaient capables d’avaler plusieurs centaines de kilomètres d’affilée et la foule prenait des paris sur leur temps. Celui de l’affiche venait se donner en spectacle à Yverdon. «Il proposait de montrer sa puissance face à un cheval. A l’époque, les coureurs à pieds se vendaient de village en village comme des femmes à barbe.»
Berlie a commencé footballeur. Il s’est ainsi présenté au départ de son premier cross dans la tenue d’un joueur du FC Servette, son club fétiche: «Short bleu, t-shirt de velours grenat, chaussettes blanches. J’étais fier, je n’allais faire qu’une bouchée de ces vingt kilomètres au-dessus de Lausanne! Mais j’ai fini dans les profondeurs du classement. Le lendemain, mes amis coureurs de fond de l’uni repartaient s’entraîner alors que je grimpais péniblement les escaliers. J’ai compris qu’un monde séparait le physique du footballeur de celui du coureur à pied. Ce n’est pas inné, il fallait que je m’entraîne.»
La tête et les jambes
Une cinquantaine d’années de course plus tard, Jacques Berlie soigne sa première blessure avec la méthode «grecque»: glace, repos, élévation, compression. On pourrait ajouter bridge, maths, Scrabble, chansons yéyé, confection de jambon fumé. Car même au repos, cet autodidacte est un hyperactif, collectionneur de 45 tours et de 65’000 mots du Petit Larousse illustré – ceux moins de 8 lettres, bagage enregistré des champions de Scrabble. Hypermnésique… Il ne dit pas: «J’ai couru à Sao Paulo», mais: «J’ai eu la chance de faire la corrida de Sao Paulo la seule année où un Français l’a gagnée, Jacky Boxberger, tué ensuite par un éléphant et dont la fille est une des meilleures Européennes sur 800 mètres.» (Les noms propres ne sont pas admis au Scrabble).
Bref, une encyclopédie galopante. La tête et les jambes? Précisément! Dans l’une des sept vies qui s’emboîtent dans ses journées, Jacques Berlie a été arbitre de «1000 francs par semaine», jeu de lettres à la Télévision suisse romande. Et animateur d’émissions de jeux et de musique des sixties sur Radio Chablais. Et prof de bridge, et…
«Je suis un passeur de cols, un colporteur»
L’homme-tronc avait des jambes. Il a passé les trente-cinq premiers étés de sa vie à 1400 mètres d’altitude au bord du lac de Tanay, où sa famille maternelle possédait un hôtel. Aucun goût pour la varappe ou l’alpinisme: «Je suis un passeur de cols, un colporteur», dit-il. Mais le roi de l’entraînement sur route a vite vu que plus ça montait, plus il était à l’aise. Un jour, il a franchi une ligne d’arrivée devant la fine fleur du marathon français: « Dans les montées, ils marchaient, je courais. J’ai toujours aimé courir en montée. Je ne vais pas forcément plus vite mais je relance plus facilement. Je me souviens de leur maillot avec un coq, j’ai mis du temps à oser les dépasser. Ce fut le déclic. Je devais faire de la course en montagne.»
«Paléo traileur»
La suite de l’histoire tient à une rencontre: «J‘ai fait la connaissance de Christian Roussel à Chamonix où il était horloger. C’est par lui que tout est arrivé. J’avais une grosse musculature, je me contentais de courses d’une heure. Il est venu courir chez moi en Valais, je venais en Haute-Savoie où j’avais fait ma scolarité jusqu’au bac. On a commencé à rallonger les distances: le cross Chamonix-Planpraz, Sierre-Zinal…» Roussel est filiforme, Berlie se trouve gros: «On était Laurel et Hardy! Un jour, Christian m’a proposé de faire le tour du Mont-Blanc en courant. Courir autour du Mont-Blanc, à l’époque, ça n’existait que dans son esprit. Il avait été le premier à le faire avec Jacky Duc en 24h45’, il pensait qu’on pouvait descendre en dessous de vingt-quatre heures.»
«Je me demandais ce qu’on faisait là, dehors, en cuissette et maillot à manches courtes au milieu de la nuit. Un calvaire! J’avais des envies: du Rivella et une glace!»
Quand il parle de cette course bouclée à deux, un quart de siècle avant le premier UTMB, Jacques Berlie s’assombrit. C’est le seul moment de notre long entretien où la course à pied ne rime plus avec plaisir: «Je ne connaissais pas un mètre du parcours. C’était la première fois que je courais plus de 50 kilomètres. Christian avait décidé qu’on partirait de Chamonix à 17 heures. Je n’avais jamais couru de nuit, jamais porté de lampe frontale. La mienne clignotait comme un stroboscope en boîte de nuit, j’en avais mal à la tête. Près du refuge du col du Bonhomme, on a entendu des gens qui chantaient. Je me demandais ce qu’on faisait là, dehors, en cuissette et maillot à manches courtes au milieu de la nuit. Un calvaire! J’avais des envies: du Rivella et une glace! C’est devenu une fixation: je voulais ma glace: vanille-noisette, pas framboise-pistache, dans un gobelet avec moitié chacun… Un calvaire.»
Dans son walkman, Jacques Berlie écoute France Gall en boucle: «Résiste, prouve que tu existes…» Le duo retrouve Chamonix 21h48’ après l’avoir quitté.
L’agonie et la joie
«Quand on a fini ce tour du Mont-Blanc. J’étais à l’agonie. Je ne l’ai pas très bien vécu. Christian connaissait tout, moi rien, je n’avais aucune idée de la distance, du temps. Je lui ai dit: ne me parle plus jamais de faire des trucs comme ça. A l’arrivée, je ne savais plus comment je m’appelais, toi tu sifflais! C’est avec lui que j’ai découvert ce qu’on appelait à l’époque l’ultramarathon.»
Comme disait le général de Gaulle, “ça leur passera, on ferait mieux de leur donner une pioche pour creuser une autoroute”
Plus tard, Jacques prend du recul et s’adoucit: «Christian et moi, on était des marginaux, deux ahuris qui font le tour du Mont-Blanc en courant, on ne faisait de mal à personne et il n’y avait pas grand monde pour nous soutenir – comme disait le général de Gaulle, “ça leur passera, on ferait mieux de leur donner une pioche pour creuser une autoroute”. On était parmi les paléo-traileurs, on découvrait la joie intérieure à travers ces sensations nouvelles.»
La boucle autour du Toit de l’Europe, rallongée à 170 kilomètres et 10’000 mètres de dénivelée, est aujourd’hui l’un des plus célèbres ultra-trails du monde et une marque déposée: UTMB ®. Chaque fin août, il draine 50’000 personnes vers Chamonix, dont 2000 heureux possesseurs de dossards tirés au sort et quelques milliers d’autres qui se rabattent sur des courses plus courtes. Je suis l’un des «heureux» tirés au sort de la TDS, le Tour des ducs de Savoie. J’aurai une frontale à led éclairant cinquante fois plus que l’antiquité de Jacques Berlie mais pas d’écouteurs sur les oreilles. Je ne cours jamais avec de la musique mais le Résiste! de France Gall me trottera peut-être dans la tête sur les 145 kilomètres et 9000 de dénivelée entre Courmayeur et Chamonix en passant par Bourg-Saint-Maurice et Beaufort. Il y aura aussi le refrain de tous les traileurs: mais qu’est-ce que je fais là? «Prouve que tu existes!»
Et le mot de cinq lettres…
Jacques Berlie m’a raconté ses vies jusque tard dans la nuit, autour d’une fondue, de délicieux jambons fumés par ses soins et d’une bouteille remontée de l’abri antiatomique. Il aura encore bien des choses à vous raconter dans une prochaine saison de ces Confessions: un galop de 2000 kilomètres entre Ostende et Nice sous l’œil des nutritionnistes de Nestlé, ses sprints au dessus du refuge du Goûter pour préparer son record du Mont-Blanc et surtout sa passion intacte pour le trail et la course extraordinaire qu’il a vue naître en 2017, le Swiss Peaks, 360 kilomètres d’un bout à l’autre du Valais, l’un des plus longs trails du monde. Son plaisir de courir dans la nature est intact. «Les stades se vident comme les églises», dit-il.
Au moment de raconter son histoire, j’ai réalisé que j’avais oublié une question importante, je lui ai donc posée par mail: peut-on écrire «trail» sur un jeu de Scrabble ? Jacques a trouvé le temps de me répondre quelques heures plus tard, entre une convention de collectionneurs de disques vinyles et un tournoi de bridge:
«TRAIL est accepté par l’ODS (Officiel du Scrabble, 7e édition) mais avec la définition suivante: “moto tout terrain”. Pas encore de traces d’ultratrail, ni de traileuse, traileur. Mais ne pas oublier que pour le scrabbleur de compétition, la définition est secondaire… Il faudra encore du temps pour que les traileuses et traileurs de tous pays s’unissent au moins dans les pages de l’ODS! J’ai souvent cherché l’origine du mot sur la toile mais n’ai rien trouvé de bien folichon.»
Folichon… 8 lettres, mmmh.