Photo d'illustration: la gay pride de Tel-Aviv, ici en 2012 (AP Photo/Oded Balilty)

A Tel-Aviv: «Le polyamour c’est facile, les Palestiniens c’est compliqué»

A 30 km des territoires occupés, les Israéliens vivent dans un autre monde. Récit d’une soirée stand-up dans un bar LGBT de Tel-Aviv. Xenia, qui a fui la Russie, raconte son intégration, son bonheur de nouvelle citoyenne et ses amours avec Serioja, Chemsa et Alexei. Les prénoms ont été modifiés.

Publié le 18 mars 2023 05:58. Modifié le 21 mars 2023 11:51.
  • Bonsoir, un gin tonic s’il vous plaît.

  • Quel type de gin ?

  • Qu’est-ce que vous avez?

Le barman énumère les appellations de cinq bouteilles en les pointant du doigt. Mes yeux suivent sa main du regard, sans grande conviction. Je n’arrive de toute façon pas à les distinguer dans la pénombre. Une guirlande de Noël est accrochée au lustre. Sur la peinture défraîchie, des néons roses dessinent une bouche. Il se retourne vers moi.

  • Votre préféré, c’est pour goûter, je réponds.

  • C’est bon j’ai compris, vous voulez juste vous bourrer la gueule bon marché. On n’est pas à l’école ici, ce n’est plus le moment d’apprendre. Je vous donne le moins cher.

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Accoudée au zinc poisseux du bar, mon regard se perd sur les chevalières de cet homme. Son allure mécanique, l’absence de sourire sur son visage, son bracelet clouté et son veston en cuir n’encouragent pas la discussion. Qu’est-ce que je fais ici? Que suis-je venue chercher dans ce bar queer de Tel-Aviv dont je tairai le nom? Le mandat, raconter les tracas et les bonheurs de la vie quotidienne en Israël, me semble flou, futile peut-être. Ou déplacé, par rapport à ce qui se passe de l’autre côté du mur.

Soirée débridée

Le premier comédien prend le micro, la soirée stand-up commence. Les retardataires s’installent sur les dernières chaises en cuir râpé encore disponibles. Hébreux, russe, anglais, les langues se mélangent. Comment cohabiter entre concitoyens originaires des quatre coins du monde? Cette question pourrait être le fil rouge de cette soirée débridée.

  • Toi tu es russe, affirme le comédien boiteux, une kippa sur la tête, avant que la personne suivante n’ait eu le temps d’énoncer son origine.

  • Non non, ukrainien, répond brusquement l’homme visé.

  • Alors tu es du bon côté, en tout cas d’après ce qu’on dit. Apparemment, il y a eu un changement de décor depuis ton départ.

  • Quand je suis parti, c’était encore l’URSS.

  • Ah ouais, il y a vraiment eu un changement de décor. (Rires gênés)

L’introduction du show continue. Miami, Los Angeles, Portland, Australie, Suède, Argentine, les destinations de rêve s’enchaînent. Ce sont les pays et villes d’origine des spectateurs interrogés, qui résident depuis quelques mois ou des années en Israël. Un des spectateurs répond qu’il vient de Tel-Aviv.

  • Ahh, il y en a un qui n’assume pas son origine, rebondit le comédien.

La soirée se poursuit. Les questionnements identitaires sont entrecoupés de blagues inégales et souvent de mauvais goût. Il est question de la femme de l’un qui allaite, des prescriptions médicales de cannabis de l’autre, ou d'une grand-mère de l'immeuble qui a fini dans un hachoir industriel.

Trop changé, ou pas assez

Xenia, la Russe excentrique qui vendait les billets d'entrée, m'avait prévenue: chaque comédien ne reste que dix minutes sur scène avant de passer le micro au suivant. Reste que dix minutes de malaise, c'est long. La dernière comédienne arrive: blonde, dynamique, quadragénaire, australienne. Elle justifie son arrivée tardive.

  • J'étais en train de jouer pour une bande de touristes dans une auberge de jeunesse. Il faut bien gagner sa vie.

Puis elle commence son monologue.

  • J'ai l'impression d'être culturellement ruinée. J'ai trop changé pour pouvoir survivre là-bas. Et je n'ai pas assez changé pour pouvoir m'en sortir ici. Vous voyez ce que je veux dire?

Elle continue. Encore et encore. Le stand-up comme défouloir. Mettre des blagues sur un quotidien qui ne colle pas toujours aux promesses d’Israël. Mais où les blagues restent consensuelles, généralement éloignées de la politique. Une fois le spectacle terminé, le bar se vide. Toujours devant l’entrée, Xenia fume une cigarette. La trentaine, les deux côtés de la tête rasés, le reste des cheveux attachés en chignon au sommet de la tête, veste en fausse fourrure violette. Elle a quitté sa Russie natale il y a deux ans pour réaliser son alyah (émigration en Israël, ndlr.).

Un gouvernement adorable

Pendant qu’elle suivait ses cours d’intégration et d’hébreu, offerts par l’État hébreux, son mari s’est fait arrêter en Russie pour avoir organisé une manifestation anti-régime. Ils se sont retrouvés en Géorgie avant de terminer les démarches pour émigrer tous deux en Terre sainte.

  • C’est en Géorgie que j’ai l’impression d’avoir découvert la Russie. Je viens de Moscou, où l’on vit dans une bulle. A Tbilissi, j’ai rencontré des Russes de toute origine socio-économique et des quatre coins du pays. Notre point commun était d’avoir la prison qui nous pendait au bout du nez si on ne s’échappait pas.

  • Tu penses quoi du nouveau gouvernement israélien?

  • Il est adorable (rires). Mon mari et moi, on se sent comme à la maison avec Poutine. On déteste le gouvernement et le gouvernement nous déteste en retour.

  • Mais vous êtes quand même heureux ici?

  • Tellement. Je suis venue retrouver une citoyenneté. En Géorgie, il y a une loi qui interdit aux personnes n’ayant pas un permis de résidence stable de s’engager dans la politique locale. Je me réjouis de pouvoir recommencer ici.

  • Comment se passent les cours d’intégration ?

  • De notre groupe de 18 personnes, sauf ceux qui sont venus avec leur partenaire, chacun a rencontré un partenaire israélien. C’est comme ça qu’on s’intègre dans la société ici, on trouve des petits copains. Et les mecs ici, oh my god, qu’est-ce qu’ils sont canons! Ils sont comme sur leurs photos Tinder. Il faut vraiment que tu essaies.

Le barman nous rejoint, allume une clope et prend les commandes. Mi vin-blanc, mi soda, pour Xenia.

  • Quoi! Vous ne faites pas ça en Suisse? Incroyable! Quand tu es un peu à court d’argent, pour quasiment le même prix, t’as deux fois plus à boire.

Il faut que tu essaies Tinder

La salle arrière du bar, sans fenêtres ni aération, se remplit petit à petit. Une jeune femme arrive, embrasse Xenia et s’installe à la table. Mon regard a dû parler pour moi car Xenia se met à expliquer que la nouvelle venue, Chemsa, c’est sa petite copine; que le barman, Serioja, c’est son petit copain et que celui qui a fait de la prison en Russie, Alexei, c’est son mari. «Je suis en relation polyamoureuse», sourit-elle.

Xenia ne perd pas le nord et me conseille à nouveau de tester Tinder à Tel-Aviv.

  • En plus, les gens ici sont super polis. C’est le seul endroit où je n’ai jamais été agressée par un local. La seule fois, c’était un Jordanien.

  • Tu oublies le gars qui t’a touché les fesses l’autre soir, intervient le barman.

  • Ah oui, j’avais oublié. Mais il s’est fait virer direct de la soirée.

Le barman Serioja au bracelet clouté devient enfin volubile.

  • On a créé un fichier avec les photos, noms, et autres données personnelles des gars ayant eu un comportement inadéquat ici. On l’a partagé avec les autres bars du quartier qui nous partageaient aussi leurs infos. On a dû arrêter, malheureusement, car la police est intervenue. C’est interdit de partager des photos et des infos sans le consentement de la personne.

Xenia reprend le fil de la conversation polyamoureuse.

  • La question la plus stupide sur le polyamour, qui vient habituellement d’un mec hétéro, c’est: «Mais comment vous déterminez qui a du sexe avec qui?». Mais toi, comment tu fais pour déterminer avec qui tu as une relation sexuelle? Y a-t-il des adultes consentants impliqués? Si oui, c’est bon, comme pour tout le monde.

  • Mais quand même, il y a un partage du temps qu’il faut déterminer, cela nécessite un peu d’organisation, osè-je questionner.

  • Oui tout le monde me dit ça, que j’aurais besoin d’un calendrier Google. Mais je n’ai pas besoin de fucking calendrier Google. Les relations polyamoureuses, au final, c’est facile et tellement moins d'efforts qu'une relation monogame. Si t’es monogame, si t’es pas là, si tu travailles, si t’es pas en forme, c’est un énorme problème. Et s’il y a un truc sexuel qui ne plaît pas à l’autre mais que toi tu en as envie, c’est un énorme problème.

  • Et les enfants? je demande.

  • Ben tu vois, je veux des enfants biologiques, mon mari n’en veut pas. Serioja, le barman, il en veut. Si on était monogames, je ne serais plus avec mon mari. Quand on a commencé à parler de mariage, du fait de vouloir des enfants, cela n’aurait pas marché. C’est quoi le pire, être à la place de la personne qui change ses besoins pour l’autre ou celle qui impose à l’autre ses besoins? Je suis arrivée à la conclusion que c’est plus important d’avoir cette personne (son mari, ndlr.) dans ma vie que d’avoir la relation que j’imaginais idéale. Et on se sent tous les deux tellement mieux depuis qu’on ne doit plus coller à un scénario imposé par la société.

Trop compliqué

Il est 1h30 du matin, je fatigue. Mais une question me titille encore. Comment ces jeunes, ouverts d’esprits, anti-conservateurs, de gauche, analysent-ils la situation politique avec les territoires occupés et les Palestiniens?

  • Ohh, c'est difficile, lâche Xenia.

  • Non, non, on n’en parle pas, c’est trop compliqué, enchaîne sa petite copine avant de se retourner et d’entamer une conversation avec la table d’en face.

Xenia, elle, tente de développer:

  • Tu sais, quand tu vis ici, t’as toujours peur d'être bombardé. Même si ce n'est pas comme en Ukraine où tu peux vraiment mourir. En tant que nouvelle Israélienne, il m'arrive encore de penser que ce n'est pas si complexe, mais dans l'ensemble, quand on y regarde de plus près, c'est surtout dû à des frontières merdiques et à des décisions politiques qui n'ont pas été prises par les gens qui vivent ici. Et ça ne cesse d'empirer. Avec le gouvernement qu'on a maintenant, ça ne va pas s'arranger… Voilà, j’espère que j’ai répondu à ta question.