Léandre Guillod, le riziculteur curieux du Vully
Au menu de ce premier épisode d'une série de rencontres avec celles et ceux qui nous nourrissent: des sols détrempés, le goût du défi, un crash d'avion en Birmanie, une andouillette et Mohammed Ali. Bonne dégustation!
Entrée
Il faut reconnaître qu’elles ne sont pas aussi photogéniques que les terrasses de Longji. Dans les cinq parcelles de plantation de riz, entre le Mont Vully et le Chasseral, quelques pailles émergent de la terre détrempée, vestiges de la dernière récolte. Loin du climat subtropical humide de Chine, avec un ciel cotonneux qui présage une tombée de flocons, une plantation du riz au beau milieu du Plateau suisse détonne. «C’est un peu un hasard, cette culture. On nous a ouvert une porte que nous avons choisi d’emprunter.» Léandre Guillod embrasse du regard ses quelque deux hectares de riz à risotto. Devant son mètre 90 filiforme, une pointure qui doit avoisiner le 50 et une personnalité de prime abord sur la retenue, on pense furtivement au héron cendré qui a fui dans un battement d’ailes à notre arrivée.
Aux côtés de Maxime, de trois ans son cadet, le trentenaire a lancé en 2019 le riz du Vully, l’un des premiers riz cultivés au nord des Alpes. A l’époque, les deux frères sont sollicités pour leur activité de nivelage de précision – «unique en Suisse» – par un agriculteur de Bienne, qui souhaite installer une rizière. Le confrère participe à un projet-pilote lancé par l’Agroscope pour tester la culture de riz sur le Plateau, dont les anciens sols tourbeux sont vite détrempés.
«A la base, on voulait simplement perfectionner notre technique de nivelage», se remémore Léandre Guillod. L’intérêt est d’abord commercial: face à un potentiel essor de la riziculture suisse, les deux entrepreneurs souhaitent anticiper les besoins et questions d’une future clientèle. Ils aménagent à côté de leurs 15 hectares de doucette une petite parcelle rizicole de 3000 m2. «On y a tout de suite pris goût, sourit le maraîcher. Le riz est un truc qui me passionne! On ne savait rien sur le riz au début, nous sommes partis d’une page blanche. On regardait des vidéos sur Youtube pour savoir comment faire!»
Plat de résistance
Trois ans plus tard, les frères poursuivent leurs tâtonnements et expérimentations agricoles. Dernière en date: intégrer la paille fauchée à la terre sur une partie des parcelles. «Le goût pour l’innovation est dans notre famille. Mon grand-père a été l’un des premiers agriculteurs du coin à effectuer des plantations sous serre, c’était innovant à l’époque.»
Léandre et Maxime constituent la troisième génération d’une famille de maraîchers. Depuis plus d’une décennie, ils cultivent la doucette avec leurs parents, un employé fixe et des saisonniers. Une culture rentable et bien rodée, mais quelque peu routinière. «Le riz nous permet de rencontrer du monde, en Camargue et en Italie par exemple, d’acquérir des savoirs, de nous donner un challenge. On fait tout, de la production de plants jusqu’au site Internet.» Une appétence certaine pour le défi qu’on devine du parcours de Léandre Guillod, dont la parka kaki immaculée, le jean et les baskets évoquent d’ailleurs plus le monde des start-up que le milieu agricole.
L’entrepreneur s’orientait initialement vers une carrière universitaire: un doctorat l’attendait à l’université américaine UC Davis, parmi les plus réputées dans les domaines des sciences biologiques et de l’agriculture. Mais en 2010, en plein master de recherche aux Pays-Bas sur les bénéfices des bactéries qui colonisent les racines de plantes, l’étudiant plaque tout. «Quand j’ai dû écrire des articles scientifiques, j’ai réalisé que c’était pas pour moi, que je n’aurai pas de satisfaction dans la recherche fondamentale et qu’il fallait que je me sorte de là.»
Va pour la recherche appliquée, alors. Il part dans un institut de recherche belge pour développer un outil de diagnostic, puis rejoint Roche Diagnostic à Rotkreuz, dans le canton de Zoug. Mais la routine s’installe et lorsque Maxime décide de partir en Australie, son aîné décide de le remplacer au sein de l’entreprise familiale.
Coup du milieu
Le plat que vous aimez partager entre amis? Un risotto au raddichio.
Votre madeleine de Proust? Une mousse au chocolat.
Votre plaisir coupable? Le chocolat.
Un aliment ou une boisson qui vous a marqué? Du poisson cru à 6 heures du matin au marché aux poissons de Tokyo, quand j’avais 20 ans.
Votre meilleur souvenir gustatif? Je n’ai pas souvenir d’un plat qui ait provoqué un effet «wahou!».
Votre pire souvenir? L’andouillette.
On aurait d’ailleurs aimé rencontrer les deux frères, mais Maxime n’apprécie guère les journalistes. Son aîné semble d’ailleurs se prêter à l’exercice avec une certaine réticence, malgré une présence régulière dans la presse. Sourire gêné: «Ma première expérience s’est mal passée.» En décembre 2012, l’avion duquel il est à bord avec sa future femme se crashe en Birmanie. L’information fait alors la Une des journaux. Interviewé à l’hôpital par un localier, Léandre Guillod découvre par hasard son témoignage sur la BBC, alors qu’à l’autre bout du monde, sa famille est prise d’assaut par les journalistes. «Je me suis dit que ce serait la dernière fois de ma vie que je répondais aux questions d’un journaliste.»
Le maraîcher regrette que la presse parle trop souvent de manière péjorative des agriculteurs suisses et insiste pour présenter les aspects positifs du riz. Les rizières inondées attirent des espèces animales et végétales protégées, comme la rainette verte. La culture se fait sans pesticide, ni autre intrant de synthèse. Les enfants viennent visiter les parcelles lors de sorties extra-scolaires.
Sa plus grande satisfaction? Une pause de réflexion, puis les yeux bleus s’illuminent et l’habituelle réserve laisse place à un franc enthousiasme. «Quand on a fait la vente en direct du riz, en décembre, c’était un samedi», se souvient le maraîcher en souriant à pleines dents. Son corps s’anime, se retourne pour pointer d’un geste l’extérieur du hangar, où rugit le vent. «C’était la tempête dehors, mais il y avait quand même des gens, une file de cinquante personnes, là!» Les 4,5 tonnes de la récolte 2021 ont été liquidées sur place et en ligne en deux jours.
En 2022, la culture s’agrandira d’un hectare, pour l’instant couvert de seigle, un engrais vert. Au mois de mars 2022, les deux frères reprendront officiellement l’entreprise familiale. Ils poursuivront leur production de riz, mais le père de trois enfants garde les pieds sur terre: c’est la doucette qui fait vivre les trois familles. Pour autant, un peu à contre-courant de la mentalité agricole conventionnelle, il se défend de toute ambition d’étendre la production indéfiniment. L’entrepreneur souhaite rester dans un esprit de start-up et de découverte.
Léandre Guillod, ne craint d’ailleurs pas la concurrence dans le secteur de la doucette, ou même du riz, puisqu’il aurait au moins la satisfaction d’avoir été «un pionnier». «Peut-être que dans dix ans, on ne fera plus de riz ou de doucette. J’aime l’idée de ne pas être pris dans quelque chose de fixe, d’être libre.» A-t-il déjà des idées de projet en tête? Rire franc et sourire mystérieux en coin: «Vous verrez quand vous reviendrez.»
Léandre Guillod en quelques dates
1984 Naissance à Môtier, dans le canton de Fribourg
2010 Master en physiopathologie à l’Université Wageningue, aux Pays-Bas
2011 Retour dans l’entreprise maraîchère familiale
2019 Lancement du riz du Vully
Avril 2022 Reprise de l’exploitation familiale avec son frère Maxime
L’addition
Pourboire
«Sans travail, on n’arrive à rien. L’autre jour, j’ai vu un documentaire sur Mohammed Ali. Il a perdu des combats qu’il pensait gagnés d’avance. Sur les matchs très difficiles, au contraire, il s’est entraîné, a tout donné, et les a gagnés. Ceux qui sont bons dans leur domaine ont sûrement du talent, mais ont surtout beaucoup travaillé.»