La vérité sur l’empreinte carbone du numérique
Publié le 27 août 2021 05:30. Modifié le 31 août 2022 15:30.«Pensez à l’environnement, n’imprimez pas ce message», est-il traditionnellement écrit en fin de courriel. Aujourd’hui, ce n’est toutefois pas en nombre de feuilles chiffonnées que l’on évalue l’empreinte carbone de nos activités numériques, mais en kilogrammes équivalent CO2. Au-delà du courriel, combien «pèse» une heure de vidéo en streaming via Netflix – ou, à l’heure du télétravail, en visioconférence par Zoom ou par Skype? La presse en ligne est-elle vraiment plus écologique que la presse papier? Ces questions ne sont pas triviales, tant le numérique est devenu omniprésent. Récemment, les gros titres se sont emballés: la vidéo en ligne émettrait indirectement autant de CO2 que… l’Espagne. Vraiment?
Pour évaluer l’impact environnemental d’une activité en ligne donnée, il faut d’abord prendre en compte la fabrication, le transport, voire le recyclage du matériel utilisé. Et ceci pas uniquement au niveau du terminal – ordinateur, téléphone, tablette, etc. –, mais aussi des bornes WiFi, du ou des serveurs distants... Puis, dans un second temps, évaluer l’électricité consommée par ces appareils pour un usage donné, et la convertir en équivalent CO2, en fonction du mix électrique. C’est-à-dire de la part d’origine renouvelable, fossile, nucléaire dans l’électricité utilisée. «Ce n’est bien sûr pas spécifique au numérique, c’est la même chose pour une machine à café ou un aspirateur», illustre Sébastien Humbert, directeur scientifique de Quantis, spin-off de l'EPFL spécialisée dans les analyses de cycle de vie (ACV). «L’empreinte carbone d’un kilowatt-heure va être extrêmement variable en fonction des hypothèses considérées. Selon qu’on considère de l’hydroélectricité ou des centrales à charbon, l’ordre de grandeur est multiplié par 100.»
L’impact du streaming ou de la visioconférence
Il faut donc se plonger dans l’enfer des chiffres, pavé de bonnes intentions, mais aussi parfois d’idées reçues. D’abord sur les terminaux: «Ordinateurs portables et les mobiles tendent à être de plus en plus efficaces, plus pour des préoccupations d’autonomie des batteries qu’environnementales», avance Sébastien Humbert. Puis les réseaux: «Comme une borne WiFi sera souvent allumée en permanence, sa consommation électrique n’est pas proportionnelle à la quantité de données transmises». Restent donc les serveurs. Ces derniers permettent des économies d’échelle, notamment en ce qui concerne leur refroidissement, «mais penser qu’il suffit qu’un serveur soit physiquement en suisse pour consommer de l’électricité propre n’est pas toujours vrai, cela dépend des contrats d’approvisionnement», avertit le spécialiste.
Mais le sujet est truffé de chausse-trappes. L’année 2019 en a donné l’exemple, lors de la parution d’une étude française réalisée par le think tank The Shift Project. Une des conclusions concernant le streaming avaient surpris, avec 30 minutes de film sur Netflix supposés émettre davantage de CO2 que… 5 km de trajet en automobile. Bien que le point litigieux ait été clarifié par le think tank depuis, l’étude avait fait couler beaucoup d’encre dans la presse. Jusqu’à émouvoir l’Agence internationale de l’énergie (IEA), selon laquelle le premier chiffre était surestimé jusqu’à 90 fois. Selon l’IEA, l’impact climatique d’une demi-heure passée sur Netflix est en réalité plus proche... de celui d’un thermos de thé préparé à l’aide d’une bouilloire électrique. «Aujourd’hui, il n’y a pas de réelle polémique parmi les spécialistes. Il s’agissait d’une erreur sur un chiffre, qui a depuis été corrigée, et qui a malheureusement été retenue par la plupart des médias», déplore Sébastien Humbert. En première approximation, poursuit-il, on peut considérer qu’une heure de streaming sur Netflix correspond à l’émission d’environ 100 g de CO2.
Les ordres de grandeur pour la visioconférence sont comparables. S’appuyant sur des estimations réalisées par Quantis pour l’Office fédéral de l’environnement (Ofev), Sébastien Humbert détaille: «Nous avons calculé qu’un échange d’une heure sur Skype entre deux personnes émettait environ 82 g de CO2, en considérant l’empreinte environnemental d’un matériel renouvelé tous les trois ans.» Et si le nombre d’interlocuteurs connectés augmente, comme lors d’une séance de rédaction à Heidi.news, l’empreinte carbone augmente-t-elle en proportion? «Non, car la consommation des ordinateurs et des bornes Wi-Fi n’est pas proportionnelle à la quantité de données transmises, et ce sont des appareils de toute façon allumés pour travailler. Ces deux postes représentent environ la moitié de l’empreinte carbone totale.»
Le match presse en ligne contre presse papier
Et ainsi de suite, le raisonnement se décline à l’envi sur nos activités en ligne. Par exemple: qui est le plus respectueux de l’environnement entre un site d’information en ligne et sa déclinaison papier? Sébastien Humbert revient sur ce vieux courriel à ne pas imprimer pour sauver la planète. «Une impression recto-verso sur du papier A4 correspond à 7 g de CO2, contre 8 g de CO2 pour l’envoi d’un mail avec une pièce-jointe d’un méga-octet, ce qui est du même ordre de grandeur. A la différence près que dans le second cas, il faudra bien un terminal allumé, qui lui aussi consomme, pour le lire.»
Le spécialiste relate avoir poussé l’expérience jusqu’à avoir «pesé» tous les jours Le Temps sous sa forme papier pour estimer son empreinte carbone, puis chronométré le temps passé à lire les articles du jour sous forme numérique, soit directement sur le site, soit sous forme de PDF. Son verdict? Pour la planète, mieux vaut lire la déclinaison PDF. En deuxième position, on trouve le site web, et en troisième, le journal papier. «Ce sont surtout les pubs vidéo de la presse en ligne gratuite qui font grimper la quantité de données échangées, et donc l’empreinte carbone», poursuit-il. «On peut avoir le même ordre de grandeur de consommation que sur Netflix. Mais il est difficile de rendre un journal papier plus écologique qu’il ne l’est déjà. il y a plus de leviers pour un site d’actualités en ligne».
La sobriété numérique, un enjeu grandissant
Ces leviers, quels sont-ils? D’abord veiller à ce que le datacenter qui héberge le site soit approvisionné à l’aide de renouvelables. Un exemple instructif: le site Low Tech Magazine, qui fonctionne grâce à de l’électricité solaire produite à Barcelone. Son design est suffisamment sobre pour tenir sur un serveur hébergé uniquement approvisionné par électricité solaire. Mais ce n’est pas tout. Pour être en phase avec ses valeurs et à des fins pédagogiques, le site est occasionnellement mis hors ligne... lorsque les périodes nuageuses s’éternisent! Une façon également de rappeler que, dans la vraie vie, les datacenters doivent varier leurs sources d’approvisionnement énergétique, renouvelables ou non, pour ne pas se retrouver hors ligne. Un épisode dédié de notre Exploration leur sera consacré.
Il est aussi possible de réduire l’empreinte carbone des logiciels et des pages web en changeant les pratiques de développement. Par exemple limiter les publicités – voire s’en affranchir —, privilégier des pages et des images légères à charger, etc. Pour favoriser la sobriété numérique, on peut ainsi miser sur l’écoconception logicielle. «L’innovation naît des contraintes que l’on se fixe. Or, notre civilisation est bien allée sur la Lune à l’aide d’un ordinateur qui serait aujourd’hui tout juste suffisant pour envoyer un e-mail», rappelait à Heidi.news Frédéric Bordage, spécialiste de l’informatique durable, créateur du site GreenIT.fr. «Le prochain Google devra comprendre que la sobriété numérique est aussi un enjeu de compétitivité.»
A l’autre bout du spectre, certains usages, comme l’apprentissage machine — en particulier l’entraînement des modèles d’intelligence artificielle (IA) — sont particulièrement énergivores. Plusieurs études ont pointé la nécessité de disposer de meilleures estimations de leur empreinte carbone. Selon des travaux scientifiques présentés lors d’un congrès scientifique en 2019, l’entraînement d’un modèle d’IA dans le domaine du traitement du langage naturel — par exemple reconnaissance vocale — peut émettre de 18 kg eq CO2 à 284 t eq CO2. Soit l’équivalent de 2500 km en voiture! Ce chiffre donne le tournis, mais un modèle d’intelligence artificielle ne réapprend pas tout de zéro tous les jours, et heureusement. Seule la phase où le logiciel «apprend» par l’exemple à faire ce qu’il est supposé faire, à partir d’une grande quantité de données, est concernée.
Commencer par balayer devant sa porte
Mais avant de pointer du doigt les fabricants, les développeurs ou les nouvelles technologies, balayons devant notre porte: l’empreinte carbone de nos propres appareils reste souvent la proverbiale «poutre» que l’on ne voit pas dans notre propre œil. «Les questions de contrats d’électricité sont valables pour les datacenters, mais aussi pour les usagers», rappelle Sébastien Humbert. «C’est en traitant des deux côtés que l’on peut réellement faire boule de neige: passer aux renouvelables côté consommateur et datacenter permettrait de réduire l'empreinte carbone au moins d’un facteur 10.» Alors, si plutôt que d’accuser Netflix, YouTube et consorts, tout en les regardant régulièrement… on commençait par traiter le problème à la source?
Au cours du prochain épisode, nous nous intéresserons à l’empreinte carbone d’une activité numérique très particulière: les cryptomonnaies, en particulier le Bitcoin.
- Cette Exploration a été réalisée avec le soutien de alp ict, CleantechAlps et OPI.