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De l’obsolescence programmée naît une nouvelle économie de la réparation

L'obsolescence des appareils, qu'elle soit programmée par les fabricants ou non, est un problème de taille. Que ce soit pour les consommateurs et leurs finances, ou pour l'environnement. Des professionnels de la réparation nous en parlent.

Publié le 04 octobre 2021 09:00. Modifié le 04 septembre 2022 11:13.

En 2017, le géant américain Apple est au cœur d’un scandale médiatique après avoir reconnu qu’il limitait volontairement les performances des vieux modèles iPhone pour qu’ils supportent mieux les nouvelles mises à jour du système d’exploitation iOS. Mais les organisations de défense des consommateurs y ont surtout vu un moyen pour la firme de Cupertino de pousser les utilisateurs à changer de téléphone. En réaction à ce scandale, Apple avait massivement réduit les tarifs de remplacement de ses batteries. En Suisse, la facture était passée de plus de 100 francs à une trentaine de francs. Mais les prix ont à nouveau augmenté depuis.

Le géant américain a-t-il tiré la leçon de cet épisode qui lui a coûté cher en termes de réputation? J’ai récemment voulu remplacer la batterie de mon iPhone X, parce qu’elle accusait le poids des années. Je me suis rendu à l’Apple Store de Rive, à Genève. Manque de chance, mon iPhone X a un autre problème: le Face ID est défectueux. L’employé d’Apple m’explique alors qu’il ne peut pas envoyer un téléphone en réparation sans régler tous les problèmes, parce qu’un diagnostic est effectué à la fin de l’opération et qu’aucun dysfonctionnement ne doit apparaître pour clore le dossier.

La solution? Changer de téléphone… ou pas

Mais heureusement, il existe une solution. Compte tenu du tarif élevé pour remplacer le Face ID – il est physiquement lié à la carte mère du téléphone –, j’ai meilleur temps de remplacer mon iPhone X. Pour environ 500 francs, je peux ressortir du shop avec un téléphone neuf. Sauf que je n’ai pas du tout envie de me débarrasser d’un téléphone qui fonctionne parfaitement hormis la reconnaissance faciale. Je décide donc de ne rien faire et m’en vais. Décidé à changer la batterie de mon iPhone pour prolonger sa durée de vie, je me rends chez un réparateur agréé par Apple. Même problème. Tant pis, à Genève, l’offre de réparateurs de téléphone portable est pléthorique. Je regarde sur internet et compare les tarifs. Je jette mon dévolu sur Phone Repair, aux Charmilles.

Le patron du shop me reçoit. Nassim Chegra est dans le domaine de la réparation depuis six ans. Il a ouvert son enseigne en 2018. En vingt minutes, la batterie est remplacée. C’est évidemment plus cher que chez Apple et, surtout, la batterie n’est pas garantie. Mais c’était ça ou changer de téléphone. Mon choix était fait.

Nassim Chegra estime qu’il répare environ 50% d’iPhone, 30% de Samsung, et 20% de Huawei et autres marques. Contrairement à ce que je pensais, ce réparateur chevronné affirme qu’Apple est le plus simple à réparer. Le seul problème, c’est qu’Apple ne vend pas de pièces détachées. Il n’aime pas beaucoup Samsung et n’en achète pas d’occasion, trop compliqué et cher à réparer.

Au niveau des matériaux, le patron de Phone Repair estime que les produits d’Apple sont plus solides. Mais sur le plan des logiciels, c’est Samsung qui est fait pour durer. Nassim Chegra remarque que de plus en plus de gens font réparer leur téléphone. Ce sont les modèles iPhone X et iPhone XR qui sont les plus courants dans sa clientèle.

Une fuite en avant des constructeurs

Ces dernières années, les produits high-tech se sont encore complexifiés. Pendant longtemps, changer sa batterie pour son smartphone Samsung était un jeu d’enfant. Mais cela a bien changé. Comme pour les iPhone, il faut désormais démonter la vitre pour accéder à la batterie. Pour Nassim Chegra, c’est difficile de dire s’il s’agit d’une volonté avérée des constructeurs pour compliquer la vie des utilisateurs. Il peut y avoir des raisons technologiques ou encore économiques. Mais le résultat est le même: il faut être bricoleur – et prendre le risque d’abîmer son téléphone – ou faire appel à un prestataire externe pour effectuer le changement.

Nicolas Nova, professeur associé à la Haute école d’art et de design à Genève (HEAD), enseigne l’anthropologie des cultures numériques. Il est l’auteur de Smartphones. Une enquête anthropologique, publié chez Mētis presses en 2020. Pour lui, la question ne porte pas tant sur l’obsolescence – programmée ou non. «C’est difficile de dire ce qui est obsolescent et ce qui ne l’est pas pour un smartphone. Même Fairphone ne peut pas prolonger éternellement la durée de vie de ses produits. Certains composants, certaines ressources ou encore certains logiciels sont difficiles à maintenir sur le temps long. Je trouve plus intéressant de s’interroger sur la façon de prolonger la durée de vie des téléphones portables au-delà de deux-trois ans.»

La question de la durée de vie ne se limite évidemment pas aux smartphones. Les ordinateurs, en particulier portables, ne sont pas en reste. Samuel Chenal, coopérateur salarié chez Itopie, une coopérative de réparation basée à Genève, l’explique: «La réparation est de plus en plus compliquée. Les appareils que l’on trouve dans les grandes surfaces tendent vers le «all-in-one». D’ici quelques années, les ordinateurs portables achetés dans le commerce seront irréparables. Tout est soudé sur des circuits imprimés. C’est criminel!»

Itopie recommande de s’orienter vers les gammes professionnelles revalorisées des constructeurs. Elles ont des architectures bien plus adaptées à la réparation. L’obsolescence n’est pas forcément dans le matériel en tant que tel, mais lorsque le prix à la réparation est trop élevé, c’est une incitation à acheter du neuf. Et c’est bien le problème. Samuel Chenal rappelle qu’au niveau énergétique, c’est la phase d’extraction des matières premières et la fabrication qui sont les plus gourmandes. Entre 60% et 80% de l’énergie totale pour le cycle de vie d’une machine. «Un matériel informatique, c’est tellement précieux, cela devrait être réparable et modifiable ad aeternam», soupire Samuel Chenal.

Un marché où il est difficile de percer

Un constat que fait aussi François Marthaler, ancien conseiller d’Etat vaudois qui a lancé Why! open computing, une entreprise qui monte des ordinateurs ayant une durée de vie d’une dizaine d’années, fonctionnant sur le système d’exploitation libre Linux. «On l’a vu avec Apple et ses vis brevetées, ou l’installation d’un mini système d’exploitation dans le processeur pour vérifier que les composants sont ceux d’origine. Tout est mis en œuvre pour inciter les gens à ne pas réparer. C’est un levier pour relancer les ventes.»

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François Marthaler estime que la rapidité avec laquelle les puces évoluent pose un sérieux problème. «Lorsque j’ai lancé Why!, il y a huit ans, on en était à la troisième génération des processeurs Intel. Nous en sommes aujourd’hui à la onzième! Il faut donc systématiquement penser à acheter ce matériel en quantité suffisante, sinon cela devient rapidement difficile d’en trouver sur le marché lorsqu’il faut les remplacer quelques années après leur sortie.»

L’ancien conseiller d’Etat ne cache pas que son entreprise a de la peine à percer sur le marché. «Nous vendons des produits parfaitement fonctionnels pour lesquels nous avons constitué un stock de pièces de rechange en suffisance. Mais ils ont souvent des composants un peu plus anciens, de deux à trois ans. Les gens avisés, qui recherchent la performance, n’achètent pas ces appareils.»

En Suisse, l’entreprise Swico Recycling, qui se charge de la récolte des appareils électroniques, a traité plus de 40’000 tonnes de déchets électroniques en 2020, selon son rapport d’activité. Cela concerne tous les produits électroniques (imprimantes, smartphones, laptops, circuits, etc.). Ces objets contiennent souvent des terres rares ou des métaux précieux comme l’or. On y trouve aussi du cuivre ou du cobalt.

La modularité, une solution durable

Les alternatives sont rares aux produits de grande consommation. François Marthaler et Samuel Chenal évoquent volontiers l’entreprise Framework aux Etats-Unis, qui va livrer prochainement ses premiers laptops «réalisés pour durer». Ces appareils sont basés sur des composants modulaires que les utilisateurs peuvent changer eux-mêmes très facilement. C’est le même principe que Fairphone. Samuel Chenal estime que les composants modulaires représentent une formidable opportunité d’améliorer la durée de vie du matériel informatique.

Il y a aussi System76, un fabricant d’ordinateurs américains, qui commercialise des appareils où les systèmes d’exploitation libres sont préinstallés. MNT Research a lancé un crowdfunding pour développer un laptop open source et a largement dépassé son objectif de levée de fonds. Citons encore Ploopy, qui propose des souris et trackballs open source.

Nicolas Nova estime également que la modularité est un enjeu important. «Pour l’instant, les entreprises qui proposent des composants modulaires sont anecdotiques. Ce serait pourtant une excellente chose que de pouvoir changer plus facilement les batteries ou les écrans par exemple, pour prolonger davantage la durée de vie de nos appareils.»

Sur le plan des programmes, François Marthaler estime qu’un des enjeux est d’inciter les individus à adopter des logiciels libres. «La principale obsolescence programmée de nos jours se trouve dans les logiciels. Les itérations des programmes rendent rapidement obsolètes les appareils plus anciens, ce qui pousse à la consommation. Avec le libre, c’est l’utilisateur qui détermine quand il passe à une nouvelle mise à jour. S’il sait que la prochaine itération va réduire les performances de son ordinateur, il peut choisir de ne pas l’installer.»

La Suisse est à la traîne

Bien qu’il existe des possibilités d’acquérir des ordinateurs ou des téléphones portables qui dureront plus longtemps, ces démarches restent encore marginales. Pour Samuel Chenal et François Marthaler, il manque en Suisse une impulsion politique pour pousser les fabricants vers davantage de durabilité.

Tous deux citent l’exemple de la France, qui a mis en place un indice de réparabilité. Cette mesure est entrée en vigueur le 1er janvier 2021 dans le cadre de la loi anti-gaspillage promulguée en février 2020. Cela concerne les lave-linges à hublot, les smartphones, les ordinateurs portables, les tondeuses à gazon et les téléviseurs. Le site du Ministère de la transition écologique précise l’objectif de l’indice: «Il constitue un outil de lutte contre l’obsolescence – programmée ou non – pour éviter la mise au rebut trop précoce des produits et préserver les ressources naturelles nécessaires à leur production.»

Les fabricants doivent répondre à des critères spécifiques:

  • la durée de disponibilité de la documentation technique,

  • la facilité de démontage et les outils nécessaires pour y parvenir,

  • la durée de disponibilité des pièces détachées,

  • le prix des pièces détachées rapporté au prix du produit neuf.

L’indice est basé sur une note de 1 à 10. «C’est une très bonne initiative d’avoir imposé cet indice de réparabilité», pour Nicolas Nova. «Cela peut pousser les fabricants à devoir expliquer leurs choix, voire carrément à adapter leurs produits pour améliorer leur indice de réparabilité. Une telle réglementation peut créer un cycle vertueux.»

Le professeur à la HEAD se demande si des programmes ambitieux pourraient voir le jour pour favoriser le réemploi et le recyclage des pièces détachées. Les petites boutiques de réparation pratiquent déjà ces méthodes.

Du côté de la Fédération romande des consommateurs (FRC), le constat est le même. L’organisation lutte depuis de nombreuses années contre l’obsolescence programmée, pas uniquement dans le domaine des appareils électroniques. Elle a notamment mis en place des solutions à destination des consommateurs, comme les repair cafés en 2013. Et elle a initié et soutenu des postulats et motions parlementaires proposant notamment d’étendre la garantie des appareils à 5 ans, d’améliorer la disponibilité des pièces détachées ou d’introduire un indice de réparabilité.

Laurianne Altwegg, responsable environnement, agriculture et énergie à la FRC, estime que la Suisse devrait s’inspirer de l’Union européenne, parce que cette dernière «avance à pas de géant, avec un plan d’action sur l’économie circulaire». Qu’est-ce qui explique la passivité de la Suisse en la matière? Selon Laurianne Altwegg, c’est le principe de subsidiarité qui coince. On attend que l’économie trouve des solutions. «On en attend peut-être trop de l’économie qui prétend que notre marché est trop petit pour prendre des mesures. La Suisse pourrait aller plus vite.»

Le conseiller national socialiste neuchâtelois Bapiste Hurni est justement l’auteur d’une motion visant à prolonger la garantie des appareils électroniques à cinq ans – contre deux ans actuellement. «L’idée derrière cette proposition, c’est de dire aux fabricants qu’ils doivent permettre la réparation de leurs appareils électroniques pendant au moins cinq ans. Et si leurs produits ne durent pas aussi longtemps, ils doivent les remplacer. Cela a l’avantage de leur laisser le choix d’améliorer la durabilité des appareils ou d’opter pour leur remplacement.»

Mais le conseiller national ne se fait pas d’illusion quant aux chances de succès de sa proposition. Selon lui, le fruit n’est pas encore mûr à la Berne fédérale pour accepter de telles dispositions. «Le Conseil fédéral se réfugie volontiers derrière les directives européennes en ce qui concerne l’obsolescence programmée. Il s’oppose à ma motion, parce qu’il estime que la Suisse peut difficilement appliquer une telle mesure seule. Et on ne peut pas lui donner tort: une coordination internationale est indispensable sur ce sujet. Au moins à l’échelle européenne.» Mais qu’importe si la motion est acceptée ou refusée, Baptiste Hurni en est convaincu, l’idée reviendra d’une manière ou d’une autre, parce qu’il s’agit d’un thème fondamental compte tenu des enjeux environnementaux dont l’urgence ne fait plus aucun doute.

Tous nos interlocuteurs sont d’accord: la Suisse n’a rien mis en place en termes de réglementation. «C’est comme si cette question n’intéressait pas les pouvoirs publics», lance Nicolas Nova. S’il est difficile pour la Suisse de contraindre des entreprises comme Apple à adopter des standards spécifiques pour un si petit marché, le pays peut déjà s’inspirer de ce qui se fait dans d’autres pays, et à l’échelle de l’Union européenne.

Avec la 5G et l’avènement promis de l’internet des objets, l’obsolescence des appareils électroniques devrait entrer dans une nouvelle ère. Et les évolutions logicielles pourraient réduire encore la durée de vie du matériel.

Dans le prochain épisode, nous plongerons dans le réseau tentaculaire du recyclage informatique suisse.

  • Cette Exploration a été réalisée avec le soutien de alp ict, CleantechAlps et OPI.