Dans le Gros-de-Vaud, l’électricité se numérise pour faciliter la transition énergétique
L’endroit qui dessine probablement le mieux le futur énergétique de la Suisse est pour le moins inattendu. A la sortie du village de Thierrens, dans le Gros-de-Vaud, entre pâturages pour les vaches et «Bois des brigands» pour les promeneurs, on le trouve dans un quartier de quatre immeubles qui sentent encore la peinture fraîche. Première surprise: ici on ne facture ni eau ni électricité aux locataires des 14 appartements et deux bureaux. Un miracle? En quelque sorte, mais c’est surtout le résultat de l’entêtement d’un ingénieur aussi indépendant d’esprit que visionnaire: Marc Ponzio.
Depuis 2015 et la Cop 21 à Paris, où il présentait son projet sur le stand suisse à côté de l’avion solaire de Bertrand Piccard, ce perfectionniste mène une démarche unique: la construction du premier quartier entièrement autonome de Suisse. Avec son épouse et leur société Ponzio Engineering, ils y ont injecté 8 millions de francs, dont 2 pour l’indépendance énergétique. Et ils en ont fait un banc tests grandeur nature de toutes sortes de technologies «renouvelables» que Marc Ponzio va chercher un peu partout dans le monde.
Le parcours d’un combattant de la transition énergétique
Au sous-sol, devant l’énorme cuve de 85’000 litres qui sert de réservoir d’eau chaude pour le chauffage collectif et l’eau sanitaire, il raconte son parcours de combattant de la transition énergétique. Par exemple, comment il en est venu à utiliser les deux versants des toitures avec, d’un côté, des panneaux photovoltaïques producteurs de courant et, de l’autre, des panneaux solaires hybrides (électriques et thermiques) afin d’alimenter le réservoir capable de fournir trois semaines d’eau chaude même sans soleil.
Marc Ponzio raconte aussi ses échecs. Comment il a perdu de l’argent dans des technologies jamais livrées à la suite de la faillite de fournisseurs. Ou comment il a testé une petite éolienne avant d’abandonner en constatant: «Ce n’est pas pour la Suisse. Moins à cause du manque de vent que parce que les parcelles étant petites cela pose des difficultés de voisinage.» Mais il explique aussi comment ces expériences ont permis à son entreprise de conseil en hydraulique de se trouver un futur dans la transition énergétique. D’augmenter son effectif à 26 personnes recrutées localement. Et aussi que ce n’est pas fini.
Le défi de l’intermittence
C’est que si du point de vue de l’eau, Marc Ponzio est satisfait d’une solution qui récupère les eaux de pluies, traite celles des salles de bain et récupère la chaleur des eaux usées, la production électrique d’Eco-Thierrens reste un défi à cause de la nature intermittente des sources renouvelables. Pas de soleil, pas d’électricité.
Son objectif d’autonomie passe donc par le stockage mais aussi par beaucoup d’optimisation. «Les deux vont de pairs et cela passe par ajouter de l’intelligence informatique dans le réseau électrique», explique Loïc Viret, le patron de Studer Innotec, une entreprise sédunoise d’électronique de puissance. Celle-ci a commencé par développer des onduleurs intelligents – les appareils qui transforment le courant continu des panneaux solaires en courant alternatif – et s’étend via un stockage dans des batteries. Elle souhaite maintenant proposer des solutions d’habitats autarciques à travers sa nouvelle entreprise de service Smartsuna.
Cet ajout d’intelligence logicielle s’appelle le smart grid. Ses applications peuvent porter sur de nombreux secteurs: production d’électricité et stockage de celle-ci; recharge des voitures électriques — comme le fait la start-up vaudoise Aurorasgrid; gestion de la consommation des appareils électriques et de celle des réseaux existants dans lesquelles l’électricité solaire est injectée. Par smart grid, il faut comprendre réseau électrique intelligent.
Selon le commentaire qu’en fait Denis Peytregnet, spécialiste des réseaux à l’Office fédéral de l’énergie: «Nous allons devoir augmenter les nouvelles sources d’énergie renouvelables à 46% de la production électrique suisse d’ici 2050 et passer en même temps à la mobilité électrique. Pour cela, le smart grid est crucial.»
Crucial? Bigre. «Au siècle passé, les choses étaient relativement simples», poursuit Denis Peytregnet. «Les grosses centrales nucléaires, thermiques ou au fil de l’eau fournissaient l’énergie en ruban (celle dont la production varie peu) et les barrages répondaient à la demande de pointe. Les producteurs pouvaient prévoir la demande et du coup le réseau basse tension – celui qui alimente les consommateurs — était assez basique. Le dimensionnement était fonction de la puissance consommée. Tout change puisque l’on va remplacer le nucléaire par le photovoltaïque et l’éolien et que le consommateur devient producteur en installant des panneaux sur son toit. Qui plus est la demande augmente avec l’électrification croissante à commencer de la mobilité.»
Des données plutôt que des câbles
Or, ce changement créé une pression source d’instabilité. Les nouvelles sources d’énergies renouvelables sont par nature intermittentes. Et les effets de la mobilité électrique sur la demande sont encore incertaines. Que se passera-t-il si un soir d’hiver tous les Suisses rentrés du travail rechargent en même temps les batteries de leur voiture à 18 heures? La panne générale? «Le réseau existant n’a pas été prévu pour ces cas de figure», explique Michael De Vivo, pionnier des smart grids en Suisse avec sa start-up Depsys. «Fondamentalement, le choix des opérateurs de réseau, c’est soit d’augmenter la taille des câbles et la puissance des transformateurs, soit de s’appuyer sur le digital et la collecte de données.»
Pour comprendre de quelles données on parle, l’exemple du micro smart grid de Thierrens est éclairant. «Notre expérience nous a montré plusieurs choses», reprend Marc Ponzio. «D’abord que si vous ne faites rien d’autre que de passer au renouvelable, pour être 100% autonome à n’importe quel moment de l’année, il vous faut 200% de capacité de production électrique. Cela change si vous pouvez stocker de l’électricité comme nous le prévoyons en mettant en place un projet pilote avec des batteries titanium garanties 20 ans et de l’hydrogène que nous développons avec la start-up GRZ à Grolley.»
Mais ce n’est pas le plus difficile. «Dès lors que vous passez à la mobilité électrique, celle-ci absorbe 60% du courant que vous produisez», poursuit Marc Ponzio, qui prévoit 26 places de parc pour les véhicules électriques à Thierrens. «Du coup, vous allez devoir lisser les recharges de ces voitures électriques afin qu’elles ne se mettent pas toute à pomper du courant à la même heure. Et vous pouvez aussi utiliser ces batteries de voitures pour stocker de l’électricité. Mais pour orchestrer tout cela, il faut introduire beaucoup d’intelligence dans le réseau.»
Comment? Dans la salle de réunion de Ponzio Engineering, Nia Youmby, un spécialiste passé par le trading d’électricité avant de fonder sa start-up Neolec il y a trois ans, sort diverses versions d’un dispositif électronique équipé de capteurs, de processeurs et autres actuateurs. Ce dispositif est piloté par un programme d’intelligence artificielle qu’il est en train de breveter avec le support de CleantechAlps, Innovaud et Genilem. Ce sont les outils du smart grid. Mais selon Nia Youmby: «Le plus important, ce sont les logiciels qui vont servir à gérer les consommations électriques et à s’interfacer avec des équipements électriques qui ont la plupart du temps des normes et des protocoles différents. Notre technologie permet de s’affranchir de ces problèmes.»
«La première chose à comprendre c’est qu’il est pratiquement impossible de changer les habitudes des gens», poursuit Nia Youmby. «L’idée d’optimiser les heures de fonctionnement d’un lave-linge en fonction de la disponibilité d’une électricité abondante ou meilleur marché n’est pas réaliste. C’est beaucoup trop intrusif dans la vie des gens, en les forçant par exemple à charger leur lessive à une heure précise. Par contre, il y a des éléments comme les boilers d’eau chaude, les pompes à chaleur et les batteries qui ont une plus grande inertie et sur lesquelles vous pouvez intervenir afin d’équilibrer leur consommation sans changer la vie des consommateurs.»
Un plus un égal trois
En adaptant la consommation électrique de ces différents équipements à la disponibilité de l’électricité renouvelable, on atteint le premier objectif d’un micro smart grid: l’augmentation de l’auto consommation d’électricité produite sur place. «En moyenne, en Suisse aujourd’hui, seulement 30% de la production renouvelable est autoconsommée», affirme Nia Youmby. «Cela veut dire que les consommateurs-producteurs revendent 70% de l’électricité qu’ils produisent aux distributeurs. Or, ils l’achètent pour environ 25 centimes le kilowatt/heure mais ne vendent celle qu’ils produisent que 8 centimes. Ils ont donc tout intérêt à autoconsommer.» C’est en ligne avec «les objectifs de la Confédération qui privilégie l’autoconsommation», comme le rappelle Denis Peytregnet.
A Thierrens, Marc Ponzio et Nia Youmby ont cependant fait une autre découverte. Les technologies de smart grid ne permettent pas seulement une optimisation locale mais potentiellement de tout le réseau basse tension d’une région. Les distributeurs d’électricité sont, en effet, confrontés à un défi qu’explique Michael De Vivo. «L’intermittence de la production des nouvelles énergies renouvelables entraîne une instabilité technique du réseau qui doit en permanence maintenir sa tension à 230 Volts et surtout sa fréquence à 50 Hertz, un niveau critique pour éviter d’endommager de nombreuses machines. Or si la production d’électricité est supérieure à la consommation, la fréquence augmente. Cela oblige les électriciens à corriger en permanence et en temps réel.»
Pour éviter cette situation, le gouvernement allemand a été jusqu’à mettre en place des règles qui permettent de limiter la production solaire à 70% de sa capacité excédentaire en bridant la puissance au niveau des onduleurs. Cela redonne de la stabilité au réseau mais cela signifie aussi que ce courant excédentaire est perdu puisqu’il part simplement en chaleur.
Pour éviter cette situation, Depsys a développé une solution avec des capteurs intelligents qui prennent plus de 50’000 mesures par seconde de la qualité du courant électrique. Derrière, un système de gestion logiciel permet de modéliser tout le réseau afin de prévoir la production et la demande locale et de prévenir de potentielles pannes. C’est là qu’intervient la découverte de Marc Ponzio et de Nia Youmby. «Grâce à leur capacité de stockage, des petits réseaux comme le nôtre vont permettre de créer des ilots d’énergie dans le quadrillage des réseaux existants», explique Marc Ponzio. «Des petits centres qui vont jouer un rôle de tampon en absorbant la surproduction renouvelable les journées d’été très ensoleillées ou au contraire en comblant les déficits grâce à leurs stocks.»
C’est la raison pour laquelle même s’il vise 100% d’autonomie avec ses systèmes de stockage pour passer le creux de la production solaire hivernale, le micro smart grid de Thierrens ne veut pas être déconnecté du réseau basse tension. Marc Ponzio, qui fait aussi partie d’un groupe de réflexion de Romande Energie sur la transition énergétique, considère que l’autonomie électrique peut paradoxalement aider les grands distributeurs. Le changement des câbles et des transformateurs a en effet pour eux un coût conséquent, sans parler du temps de déploiement. «C’est la raison pour laquelle la législation en vigueur privilégie la piste de l’optimisation des réseaux avec des smart grid plutôt que leur renforcement», confie Denis Peytregnet.
Eviter l’écrêtage à l’allemande
Le risque autrement, c’est l’écrêtage de la production renouvelable quand les réseaux ne parviennent plus à l’absorber, comme c’est le cas en Allemagne. Selon Denis Peytregnet, «le projet de révision de la loi sur l’approvisionnement en électricité en prévoit la possibilité mais contre rétribution par les distributeurs des consommateurs-producteurs pour les pertes encourues».
Dans ce contexte, la possibilité de créer des zones de stockage tampons sur le modèle de Thierrens est une piste prometteuse. «Nous avons investi dans ce quartier pilote pour faire nos propres expériences en tant qu’ingénieurs », explique Marc Ponzio. «L’idée ensuite c’est de répliquer ce modèle, que ce soit au niveau d’un village ou d’un quartier.» Loïc Viret, chez Studer Innotec, ajoute: «Il faut que le stockage se démocratise». Et de caresser un projet de société de leasing dans ce domaine.
Cette démocratisation est en route. Ponzio Engineering est impliqué dans deux projets inspirés par la logique d’autonomie de Thierrens: l’un de deux immeubles en bois de 8 étages (800 habitants) à Genève, l’autre pour un quartier de 16 immeubles à Chavannes-Renens (3000 habitants). «Nous sommes aussi en discussion pour un nouveau quartier à Strasbourg», explique l’entrepreneur. Un signe que le smart grid pour faciliter la transition énergétique à la Suisse peut aussi s’exporter.
Dans le prochain épisode, nous vous emmènerons chez les réparateurs de PC et de smartphones qui luttent contre l’obsolescence programmée.
- Cette Exploration a été réalisée avec le soutien de alp ict, CleantechAlps et OPI.