TOSA est le premier bus articulé 100% électrique. | Keystone / Valentin Flauraud

L’industrie genevoise, berceau de la mobilité de demain?

L’industrie, responsable d’un quart des émissions de gaz à effet de serre du pays, est appelée à se réinventer. A Genève, des industriels s’emparent de la transition énergétique pour réorienter leurs activités vers des technologies durables. Dans l'usine de Hitachi Energy, anciennement ABB Sécheron, la mobilité de demain voit le jour.

Publié le 24 février 2023 06:00. Modifié le 27 février 2023 17:14.

Dans la zone industrielle de Satigny, le passé, le présent et l’avenir de la mobilité se côtoient. Il faut longer des rails de chemin de fer sur une centaine de mètres, à travers un horizon de bitume, où camions et automobiles prédominent, sous le va-et-vient assourdissant d’Airbus orange, avant d’atteindre le site de Hitachi Energy (auparavant ABB Sécheron). Pour l’œil novice, l’usine de 17’000 mètres carrés n’a l’air de rien, une fabrique colossale parmi d’autres. C’est pourtant ici que se joue une partie de la transition vers les transports de demain: le tout électrique.

De ABB Sécheron à Hitachi, une fusion des savoirs

Thierry Lassus, responsable de la branche transport chez Hitachi Energy, m’accueille à la réception, un badge des objectifs de développement durable des Nations unies épinglé au blaser. De quoi planter le décor. «Les objectifs de développement durable sont un fil conducteur dans la démarche de Hitachi Energy, non seulement vis-à-vis du produit final mais aussi de notre processus de production», soutient-il, d’un air impassible.

En 2020, le géant japonais Hitachi a racheté Powergrids, qui comprend ABB Sécheron, dont l’usine à Satigny est active depuis plusieurs décennies dans le domaine du ferroviaire. Depuis, la société Hitachi Energy ambitionne d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2030 et de réduire de moitié les émissions de sa chaîne de valeur, avec ses clients et partenaires.

A l’entrée de l’usine, la procédure est stricte: casques, lunettes de protection, gilet jaune, chaussures de chantier et interdiction de photographier. Pas question de révéler des secrets industriels à la concurrence. Parés de la tête aux pieds, on pénètre dans les entrailles de l’exploitation.

Le berceau des trains européens

Dans le tintamarre des bips robotiques et des clacs mécaniques, des ouvriers s’affairent à leurs postes de production, tandis que des grues glissent par-dessus têtes. Des étincelles jaillissent de l’un d’entre eux, occupé à souder deux grandes bobines de cuivre – un circuit magnétique – à l’intérieur d’une large cuve en acier.

«Voici un transformateur de traction, la spécialité du site», commente Thierry Lassus. Cette pièce massive, qui sera fixée sur le toit, sous la caisse ou dans la locomotive d’un train, joue les intermédiaires entre le véhicule et le réseau électrique, en adaptant le puissant courant reçu via les caténaires aux besoins plus modestes du véhicule. Pesant, ronflant, chauffant, c’est en quelque sorte le cœur battant du train.

La technologie n’est pas nouvelle: ABB Sécheron produisait déjà ces composants depuis plusieurs décennies. Mais depuis, la demande s’est complexifiée, comme l’explique Thierry Lassus: «Le marché ferroviaire est en croissance constante depuis 30 ans. Avec le développement de trains internationaux, comme le Léman Express, on développe des transformateurs qui s’adaptent à de multiples réseaux nationaux, mais aussi aux conceptions d’un large éventail d’opérateurs.»

Dans les faits, l’usine de Hitachi Energy est une véritable plaque tournante sur le marché ferroviaire européen. Plus de 80% des pièces qui y sont fabriquées sont vendues à des constructeurs ferroviaires à travers le continent. «On estime qu’environ un train sur deux en Europe est muni d’un transformateur de traction issu de cette usine. En Suisse, le taux s’approche des 100%», se félicite-t-il. L’AGV d’Alstom, qui a battu le record du monde de vitesse sur rail en 2007, était équipé de cette technologie.

Les bus genevois du futur

Mais les trains ne sont pas le seul débouché de Hitachi Energy à Genève. Dans un deuxième atelier, on fabrique les transports publics genevois (TPG) de demain. Lancé en 2013, le bus TOSA – le premier bus articulé 100% électrique a convaincu les TPG qui ont commandé 120 exemplaires en novembre dernier. De quoi électrifier leur flotte sur six lignes d’ici 2025. C’est ici, dans les ateliers genevois de Hitachi Energy, que sont produites les pièces clés pour permettre aux bus de rouler à l’électricité.

Sur des palettes, un système de bras articulé est prêt à être expédié. Bientôt, il sera installé sur le toit d’un bus électrique. A l’approche d’un arrêt équipé, le bras automatique s’étirera pour se connecter à un rail de recharge. Ainsi, le bus pourra faire le plein d’électricité pendant la montée et la descente des passagers. En 20 secondes seulement, une quantité importante d’énergie sera transférée à sa batterie – si bien qu’au terminus, il restera assez d’énergie résiduelle pour une recharge complète en 5 minutes. Cette technique dite du «biberonnage» est en fonction depuis 2018 sur la ligne 23 à Genève.

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Le bus TOSA est en fonction depuis 2018 sur la ligne 23 à Genève. | Hitachi Energy

«La connexion se fait en un temps record de moins d’une seconde, expose Thierry Lassus. Grâce à cette technologie, le bus peut effectuer sa course habituelle avec une batterie à taille réduite, sans être relié à des câbles électriques qui encombrent le paysage et qui sont onéreux en maintenance.»

Pour lui, les transports en commun sont le noyau dur de la mobilité de demain. «Pour une mobilité durable, il ne suffit pas de remplacer un moteur thermique par un moteur électrique. Si tout le monde conduisait en Tesla demain, les routes seraient trop engorgées.» En plus de décarboner les transports, il faut travailler sur leur fluidification, estime-t-il. «Cela passe certainement par une densification des transports publics.»

Des économies d’énergie

Au-delà de la création d’innovations technologiques, le secteur de l’industrie, responsable d’un quart des émissions de gaz à effet de serre du pays, est invité à repenser ses processus de production. Hitachi Energy envisage ainsi de décarboner la mobilité du site, en l’équipant de bornes de recharges électriques et de vélos à disposition des employés.

«Il ne suffit pas de créer la mobilité de demain, il nous faut aussi l’appliquer, affirme Thierry Lassus. Le site se veut exemplaire, notamment sur sa consommation énergétique, sur son processus de fabrication et sur la mobilité des employés et fournisseurs.»

L’usine, implantée il y a une trentaine d’années, est en pleine métamorphose. L’entreprise a modernisé l’éclairage en installant des LED et rénove la toiture, qu’elle équipe de panneaux photovoltaïques. Une véritable «ferme solaire», qui devrait produire 1,3 GWh par an, voit progressivement le jour. Durant les pics de production, l’excédent d’énergie sera revendu aux SIG.

«Ces rénovations permettent de réduire notre consommation d’énergie d’environ 30%», note Tony Lefebvre qui pilote le projet.

Le chauffage aussi, devra à terme faire sa mue. «Pour l’instant, le bâtiment est chauffé au gaz, mais nous étudions la possibilité d’installer une pompe à chaleur, ce qui aurait le double avantage de rafraîchir les locaux en été.» Non loin de là, l’aéroport de Genève-Cointrin a enregistré un pic de chaleur record à 38,8°C l’été dernier, pendant la canicule.

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Une ferme solaire voit le jour sur le toit de Hitachi Energy à Satigny. | Hitachi Energy

Une transition accélérée par la guerre

Si l’entreprise avait déjà commencé à décarboner ses activités avant la guerre en Ukraine, la crise énergétique aura eu l’effet d’un coup d’accélérateur. «Avec la flambée des prix du gaz et de l’électricité, réduire sa consommation d’énergie et consommer de l’énergie renouvelable devient un enjeu pour la compétitivité industrielle, puisque cela réduit nos coûts opérationnels», constate Tony Lefebvre. En 2022, l’ensemble des sites du groupe Hitachi Energy autour du monde ont d’ailleurs changé de fournisseur d’électricité, pour s’approvisionner en électricité verte.

Hitachi Energy n’est de loin pas la seule société à surfer sur la vague de la transition énergétique. A Genève, d’autres initiatives ont vu le jour, comme le premier camion de livraison à hydrogène vert, conçu à travers une collaboration entre Migros Genève, les Services industriels genevois (SIG), le concepteur GreenGT et l’entreprise de réparation Larag. Du côté des voitures électriques, l’entreprise LEM, spécialiste genevois d’instruments de mesure de courants électriques, produit un capteur de courant plus précis, qui permet aux constructeurs de mieux tirer profit de la batterie.

Avec leur programme «éco21», les SIG invitent aussi les entreprises genevoises à effectuer des économies d’énergie et réduire leur empreinte carbone. Leur vision est claire: faire de Genève «la région la plus efficiente au monde.» Depuis 2007, les projets «éco21» ont permis d’économiser:

  • 205 GWh d’électricité, l’équivalent de la consommation de 68’000 ménages

  • et 250’000 tonnes de CO2, ce qui correspond à 16 mois d’émissions du parc automobile.

Genève, hub de la mobilité de demain?

Genève, deviendrait-elle un hub pour la mobilité de demain? Pour Franco Tufo, fondateur et directeur général de Citec, un bureau d’ingénieurs spécialisé dans la mobilité durable, le tournant a été pris il y a quelques années: «Aujourd’hui, il n’y a pas un industriel dans le domaine de la mobilité qui ne s’interroge pas sur comment accompagner la transition énergétique, et sur le type d’énergie qui fera avancer son véhicule.»

Il félicite les initiatives de Hitachi Energy ou encore du premier camion à hydrogène vert. Mais ces avancées restent souvent l’exception dans un paysage industriel genevois encore largement dominé par l’horlogerie et la chimie, constate-t-il.

L’ingénieur aimerait voir davantage d’industries s’engager dans d’autres domaines des transports, comme une mobilité à taille réduite: «Pour consommer moins, il faut réduire la masse et le poids des véhicules. Pourtant, aujourd’hui, la plupart des industriels construisent toujours plus gros, et plus lourd.»

La faute, selon lui, à un manque de gouvernance: «On manque d’une vision commune, d’un sens de direction sur comment transformer la société et le territoire. Sans cela, les industriels seront moins enclins à investir dans ces nouvelles technologies. Les politiques peuvent y remédier, en mettant en place des cadres législatifs pour accompagner le changement.» L’industrie genevoise pourrait alors devenir un levier indispensable pour développer des véhicules plus petits à partir de matériaux plus légers, espère-t-il.

En juin, la population suisse sera appelée à voter sur la loi pour la protection du climat, qui prévoit d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, en définissant toute une série d’objectifs intermédiaires, notamment pour l’industrie. Est-ce qu’elle pourrait fournir ce cadre manquant? «Ce serait un pas dans la bonne direction, une feuille de route pour atteindre cet objectif», répond Franco Tufo.

D’ici 2035, la vente de véhicules thermiques neufs sera interdite dans l’Union européenne – une décision validée lors du vote final des eurodéputés le 14 février. Un élan supplémentaire, qui pourrait pousser l’industrie à bifurquer – une bonne fois pour toute – vers le virage vert.

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Avec le soutien de l’Office de promotion des industries et des technologies (OPI) de Genève.