Comment l’horlogerie de luxe a relancé la vocation industrielle de Genève
En 30 ans, l'horlogerie genevoise a quintuplé ses exportations. Une explosion des ventes qui efface les dégâts de la crise horlogère des années 1970 et qui a transformé le territoire du canton, faisant renaître sa vocation industrielle. Témoin de cette histoire prodigieuse, le musée Patek Philippe rappelle ce que les montres genevoises doivent aux réformes de Calvin et au premier jet d'eau.
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Si à Genève les bureaux cachent les usines, c’est que parfois les usines se cachent dans des bureaux. Comme ce jour de février 2023 où je suis allé de surprise en surprise, dans un immeuble du quartier d’affaires des Acacias.
«Vous avez eu du mal à nous trouver? C’est bon signe!» C’est avec ces mots que m’accueille Pierre Salanitro, patron de l’entreprise éponyme. La discrétion de cette adresse, les sas de sécurité impressionnants une fois qu’on l’a trouvée, puis le luxe inattendu des locaux de réception expliquent la facétie du patron comme la vocation de sa PME: la création et le sertissage de pierres précieuses et de diamants pour la haute horlogerie.
Au micron près
Mais la vraie surprise m’attend dans les étages. Au troisième, 26 machines à commande numérique cinq axes tournent à plein régime sous leurs jets d’huile pour décolleter l’or, fraiser le platine ou mitrailler l’acier des boîtes de montres. «Ici on travaille au micron près», commente un régleur, qui supervise la découpe de pièces de bracelets dans une barre d’or de trois mètres de long.
A l’étroit dans leur PC au centre de cette salle des machines, une dizaine d’ingénieurs conçoivent les commandes numériques, les ordres de passage et les différents protocoles nécessaires à l’usinage des pièces. «Cela ne s’arrête pratiquement jamais, explique Jean- Marie Brunel, responsable de la logistique de l’entreprise, en tentant de couvrir le vacarme. On travaille en trois-huit avec une petite coupure le samedi-dimanche.»
La visite se poursuit, plus calme, avec les ateliers de polissage, de galvanoplastie, de sertissage… Partout, on a le même sentiment d’hyperactivité et de densité du personnel. «La demande de production est telle que nous avons reconverti nos salles de conférence en ateliers», poursuit Pierre Salanitro. Il vient de reprendre le quatrième étage de l’immeuble pour donner un peu d’air à ses 240 collaborateurs.
Une PME «témoin»
Bien sûr, la PME Salanitro n’a pas la taille de Rolex, de Patek Philippe ou d’Audemars Piguet — qu’elle a d’ailleurs pour clients. Mais l’intensité de ses activités, son parc de machines à 500’000 francs pièce en plein Genève et même le nombre de ses employés, offrent un bon résumé de la folle croissance non seulement commerciale mais aussi industrielle de l’horlogerie genevoise depuis trois décennies. D’abord, parce que Pierre Salanitro a démarré son entreprise il y a 33 ans. Tout seul.
Alors jeune employé de banque à la SBS, qui n’avait pas encore fusionné à l’UBS, il réalise quelle sera sa vocation en découvrant le travail du père d’un de ses amis. Enrique Lorenzo dirige alors une petite entreprise de sertissage en ville. Il emploie quatre personnes. Fasciné par le travail manuel sur des matériaux nobles, Pierre convainc Enrique de lui apprendre le métier. Après dix mois à partager son temps entre l’atelier et la banque, il abandonne cette dernière pour rejoindre la PME.
Dix-huit mois plus tard, l’horlogerie suisse est rattrapée par un des innombrables revers qui ont marqué son histoire. Initiée cette fois par l’explosion de la bulle spéculative au Japon en 1990, la crise met la petite PME en difficulté. «Il n’y avait pas assez de travail. Mais les autres avaient des enfants à charge. Comme j’étais le plus jeune, je suis parti», raconte Pierre Salanitro.
Avec ses économies, il décide de fonder sa propre entreprise et transforme un bureau Ikea en établi. «Difficile de trouver pire moment pour lancer une boite horlogère», soupire-t-il. Et pourtant, même s’il l’ignore alors, difficile d’en trouver un meilleur. Au début des années 90, Genève est à l’aube d’une des plus grandes transformations de sa riche histoire horlogère (lire encadré ci-dessous).
Des exportations multipliées par cinq
Qu’on y songe. Selon les chiffres que nous a fournis l’Office cantonal de la statistique de Genève (Ocstat), entre 1990 et 2021, les exportations horlogères ont été multipliées par près de cinq pour passer de 2,5 milliards à 11,2 milliards de francs.
En valeur, cela représente presque la moitié de l’ensemble des exportations horlogères de toute la Suisse (22,8 milliards en 2021). Certes, les exportations des marques genevoises comprennent des composants sourcés dans le reste du pays. Mais la valeur ajoutée industrielle propre au canton a considérablement augmenté, comme on va le voir.
D’abord, entre 1995 et 2020, le nombre d’emplois dans l’industrie horlogère genevoise est passé de 4395 à 10’683 équivalents plein temps. Le nombre d’entreprises n’a pas grimpé à la même vitesse. Mais en dépit d’une vague de fusions, sur l’importance de laquelle nous reviendrons aussi dans l’épisode suivant, il a augmenté de 91 en 1995 à 128 en 2020. Que s’est-il passé?
Du point de vue marketing, l’histoire est connue. Après la révolution du quartz des années 1970 qui plonge la branche horlogère suisse dans la crise, suit le rebond initié par la Swatch. Puis ce sera le succès de Jean-Claude Biver avec la relance des montres mécaniques de luxe Blancpain, qu’il reproduit ensuite au décuple chez Omega. Contre toute attente, les années 90 deviennent celles de la transformation de l’industrie horlogère suisse en industrie du luxe. Avec, cependant, une particularité toute industrielle à Genève.
La pluie de milliards
Retour aux Acacias. Au début des années 90, alors que Pierre Salanitro cherche ses premiers clients, Cartier et les autres marques horlogères de la Compagnie financière Richemont, comme Piaget et Baume & Mercier, quittent la Foire de Bâle. Elles lancent en 1991 le premier Salon international de la haute horlogerie (SIHH, rebaptisé Watches & Wonders en 2020) à Genève. La ville du bout du lac se transforme progressivement en capitale de la haute horlogerie, un peu comme Paris et la haute couture.
Cette transformation se manifeste par le sponsoring d’à peu près toutes les stars et l’apparition de slogans sophistiqués. (Tel le génial «Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures», inventé en 1996 par l’agence anglaise Leagas Delaney.) Mais pas seulement.
Elle s’incarne aussi dans une course aux records de complications horlogères (33 pour Patek Philippe, 36 pour Franck Muller et 57 pour Vacheron Constantin). Et enfin — surtout — dans une pluie de milliards d’investissements dans des outils de production, y compris de mouvements et de composants à Genève.
Dans les années 1980, à l’exception des grands comme Rolex et Patek, les horlogers genevois se fournissaient encore souvent en mouvements produits chez ETA (la manufacture de Swatch Group) ou d’autres horlogers comme Jaeger-LeCoultre dans la vallée de Joux. A partir de là, ils ajoutaient phases de lune (pour la poésie), tourbillons (pour la précision) et autres quantièmes perpétuels qui ne se trompent jamais de date, même quand le mois change ou que survient une année bissextile.
Et voilà la grande évolution. Aujourd’hui, la plupart des marques genevoises conçoivent et assemblent leurs propres mouvements à Genève (sauf dans le cas de Rolex dont l’usine de fabrication de mouvements est à Bienne). Elles produisent même une part croissante de leurs propres composants. C’est ce que les horlogers appellent la verticalisation. Nous verrons, dans l’épisode suivant, de quoi il retourne.
L’histoire de l’horlogerie suisse a été mainte fois racontée mais en visitant le musée Patek Philippe, on peut la voir vivre. Ses collections dépassent celles de la marque et disent une histoire de l’horlogerie genevoise qui oscille depuis ses origines entre quête de précision et accessoire de mode. A Genève, cet artisanat devenu aujourd’hui industrie a modelé le visage de la ville. Il lui a même donné son principal symbole: le jet d’eau.
Au départ, il y a les réformes de Calvin en 1541 et la fameuse interdiction de porter des ornements ostentatoires. «Les joaillers genevois connaissaient le travail des métaux. Ils vont se reconvertir dans l’horlogerie», rappelle Marc André Deschoux, cofondateur de la fondation Horopedia. Au musée Patek, la guide m’explique qu’ «à cette époque, la mesure du temps est avant tout utilitaire. Le clergé a besoin de savoir l’heure des prières.» Au fil des décennies, la montre se fait moins prosaïque et plus luxueuse.
A Londres, à Paris et à Genève, les montres de gousset deviennent des accessoires de mode. Les émailleurs font assaut de talent pour les peindre. «A Genève ce savoir-faire est arrivé via les huguenots qui viennent de France et en particulier de Blois après la révocation de l’édit de Nantes», poursuit la guide. Les développements qui suivent pendant le siècle des Lumières ramènent le curseur vers le besoin de précision. C’est l’époque où les horlogers genevois comme Louis Breguet font assaut d’innovations.
Au début de la révolution industrielle se met en place le premier système de production décentralisée, à l’initiative de l’orfèvre Daniel Jeanrichard. Il consiste à répartir les tâches entre plusieurs artisans, chacun d'eux se spécialisant alors dans la fabrication d'un élément spécifique. Du taylorisme avant l’heure.
L’âge d’or
Au XVIIIe siècle, la «fabrique» genevoise vit son premier âge d’or. Sur 26’000 habitants, entre 4500 et 5000 travaillent dans l’horlogerie. Les ébauches (les pièces non assemblées) sont aussi produites en France voisine. Leur finissage est exécuté en ville dans de petits ateliers installés au dernier étage des maisons, pour profiter de la lumière.
Les «cabinotiers» réalisent ces composants pour des «établisseurs», qui assemblent et vendent les montres finies, créant au passage les premières marques comme Vacheron Constantin. Comme le rappelle une photo en noir et blanc des ateliers de Patek devenus boutique («On parle alors de salons», me glisse ma guide), ils sont souvent installés près du Rhône afin de profiter de la force hydraulique qui commence à alimenter leurs machines-outils. La nuit, cette pression hydraulique est relâchée par le premier jet d’eau alors installé près du pont de la machine.
Avec des composants sourcés dans le reste de la Suisse, que ce soit dans la vallée de Joux, au Locle, à la Chaux-de-Fonds ou à Bienne, le succès des marques genevoises étend progressivement ce système industriel. Même si Genève conserve quelques fleurons comme le fabriquant d’aiguilles Fiedler, la production des composants et des mouvements s’éloigne en partie du bout du lac au fil des crises. «A la fin du XIXe siècle, 50% des volumes venaient de la Chaux-de-Fonds», précise Marc André Deschoux.
Genève conserve cependant le leadership dans l’habillage et la décoration. Et aussi les marques de prestige, comme Rolex créée en 1905 par Hans Wilsdorf, ainsi qu’une partie de l’innovation. Patek Czapek & Cie a ainsi été fondée en 1839 et deviendra Patek Philippe & Cie en 1851, après que son nouvel associé a inventé la couronne pour remplacer les clés de remontoirs.
On en est resté à ce partage entre petites séries des marques haut de gamme, avec leur poinçon de Genève, et industrie à gros volume, ailleurs dans le monde, quand frappe la crise du quartz des années 1970. Ce qui aurait pu être une issue fatale va accélérer une immense transformation, avec l’industrialisation du luxe horloger. Et inaugurer un nouvel âge d’or.
Avec le soutien de l’Office de promotion des industries et des technologies (OPI) de Genève.