La manufacture de Patek Philippe à Plan-les-Ouates / DR Patek Philippe

Cent terrains de foot: les ressorts de la prodigieuse expansion de l'horlogerie genevoise

Le nombre de millionnaires dans le monde a quintuplé ces dernières décennies, tout comme les ventes de montres genevoises. Il a donc fallu industrialiser le luxe. Pour cela, les grandes marques ont racheté leurs sous-traitants et intégré la plupart des étapes de la fabrication. Les manufactures ont ainsi poussé comme des champignons dans le canton, de «Plan-les-watches» à Genthod en passant par Meyrin, dans une immense bataille de mètres carrés. Pour occuper désormais une surface proche de 700'000 m2, soit 100 terrains de foot. Seule limite apparente à cette croissance débridée: un bassin d’emploi asséché.

Publié le 20 février 2023 16:32. Modifié le 22 février 2023 14:13.

Pour comprendre l’incroyable reconquête industrielle des marques horlogères à Genève ces dernières années, je me rends à Watchland, le campus de Franck Muller dans un paysage à la De Chirico, face au Mont Blanc, dans le village de Genthod. Ici, ce que les horlogers appellent la verticalisation est une sorte de religion.

Marion Jeronimo, l’attachée de presse qui me guide pendant la visite, a tôt fait de m’expliquer que presque tous les éléments des montres sont produits ici mais aussi que les jardiniers, les femmes de ménage et même les maçons et les charpentiers sont sur le «payroll» de cette entreprise de près de 900 employés. «Pendant le Covid, nous avons transformés notre cafétéria devenue inutile avec les mesures de distanciation sociale en chocolaterie maison», ajoute-t-elle en m’offrant précisément un chocolat.

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Le campus Watchland de Franck Muller à Genthod / Franck Muller

La verticalisation, c’est l’intégration de l’ensemble des fonctions nécessaires non seulement à concevoir des montres mécaniques, à les habiller, à les décorer et à les vendre mais aussi à les assembler – voire à produire leurs 500 à 700 composants (ou davantage selon les complications).

A Watchland, cette stratégie prend un tour quasi identitaire devant les machines d’électroérosion dans un des deux bâtiments inaugurés en 2019 qui, comme deux autres immeubles ajoutés en 2000, recopient le style du manoir conçu là en 1905 par l’architecte Edmond Fatio et qui sert de siège à la marque.

Comme Salanitro aux Acacias (voir épisode précédent), Franck Muller possède un parc de machines à décolleter, à tourner, à fraiser, à graver, à guillocher, etc. Plus de cinquante au total. Auxquelles il faut ajouter celles des ateliers de polissage ou de galvanoplastie.

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Machines cinq axes à commande numérique chez Salanitro / DR

Mais l’électroérosion signale autre chose. Ici, on n’est plus seulement dans l’industrialisation de la décoration des montres et de la fabrication des boîtiers comme chez Salanitro. On est dans celle des composants des mouvements. Le cœur de la bête, si l’on veut.

Le cœur de la bête

Pour m’expliquer comment cela marche, le technicien qui règne sur les étincelles électriques issues de ces machines ne résiste pas à me montrer une bobine de fil d’alliage de tungstène de cinq centièmes d‘épaisseur… mais de 55 kilomètres de long. Il s’en sert pour découper des ancres de balanciers dans des plaques d’or, empilées après avoir été dessinées dans l’atelier de fraisage.

«C’est une technique qui consiste à passer une décharge électrique dans un bain d’eau pour obtenir une coupe très précise. Elle a été mise au point dans les années 60 par Charmilles technologies à Genève», explique-t-il. Apparemment, elle fait encore le poids vis-à-vis de la découpe laser qui commence à s’imposer.

Polis sur des meules en merisier ou parfois plongés dans un bain d’or ou de rhodium, ces composants (de même que les boîtes de montres ou les aiguilles aussi produites sur place) rejoignent ensuite, via des souterrains, les ateliers des horlogers ou ceux des grandes complications pour être assemblés.

«Chacun de nos horlogers montent une montre de A à Z et aura ensuite la charge de sa maintenance dans le cadre du service après vente, précise Marion Jeronimo. Nous avons pratiquement tout sur site, à l’exception des verres saphirs que nous achetons. Les étampes viennent de notre usine de la Chaux-de-Fonds et nous venons de racheter une entreprise de bracelets.»

Le Monopoly genevois

Les rachats de sous-traitants, cela a été la grande affaire des horlogers genevois ces dernières années. Directeur d’Agenhor, un sous-traitant de Meyrin spécialisé dans la production de complications pour les marques, Nicolas Wiederrecht m’explique: «Quand j’ai rejoint l’entreprise en 2005, il y avait encore un tissu très dense de petits fournisseurs. Par la suite, les manufactures se sont construites à coup de nombreuses acquisitions pour intégrer ces savoir-faire.»

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La fonderie de Rolex dans son usine de Plan-les-Ouates / DR

La verticalisation est en partie le produit de cette consolidation. Selon Nicholas Rudaz, le directeur de Franck Muller, «ce choix a été fait dès le départ par Franck Muller et Vartan Sirmakes, les fondateurs de l’entreprise». C’est par exemple ce qui les a amenés à intégrer un fournisseur de composants, LFHH et ses 60 employés, et à multiplier les rachats dans les Franches Montagnes, comme Linder pour les cadrans ou Pignons Juracie pour les roues.

Chez Rolex, on explique: «Dans les années 90, Rolex a opté pour l’intégration verticale des moyens de production. L’entreprise a ainsi procédé au rachat de nombreux partenaires et fournisseurs du groupe sur une période de dix ans, assurant son autonomie dans la fabrication des composants essentiels de la montre.» Parmi les rachats genevois de Rolex, on peut citer Genex pour les boîtes de montres ou Gay Frères pour les bracelets.

Les concurrents ne sont pas en reste. Richemont a ainsi repris la manufacture Stern, le principal fournisseur de cadrans de ses marques, en 2000. A l’échelle de sa PME, Pierre Salanitro n’a pas fait autre chose en rachetant Serticoncept en 1999 pour entrer dans l’usinage puis Polyfer pour se renforcer dans le polissage. Récemment, dans ce jeu de Monopoly des savoir-faire horlogers, Patek Philippe est entré dans le capital de Salanitro.

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La manufacture de Vacheron Constantin à Plan-Les-Ouates / DR

Le bal de «Plan-les-watches»

A côté de Rolex et du groupe Richemont, Patek Philippe a joué un rôle moteur dans l’industrialisation du luxe horloger avec la création des manufactures de Genève, ou plus exactement de sa périphérie. C’est en effet l’inauguration de son usine géante à Plan-les-Ouates qui a ouvert ce bal immobilier en 1996.

Et quel bal! En 2001, la Tribune de Genève rebaptise la commune «Plan-les-watches» pour témoigner du boom. Après Patek Philippe, ce sont Piaget (en 2001), Vacheron Constantin (2004) et Rolex (en 2005 sur les terrains de Gay Frères) qui construisent des usines pharaoniques dans la ZIPLO (la zone industrielle de Plan-les-Ouates). Suivront encore Harry Winston, filiale de Swatch Group, Frédérique Constant et Alpina, filiales de Citizen. Rien n’est trop beau et des «starchitectes» comme Bernard Tschumi sont convoqués, comme dans le cas de l’usine de Vacheron Constantin.

Sur ses 62 hectares, la ZIPLO compte aujourd’hui 600 entreprises dont plus d’une cinquantaine dans l’horlogerie. Mais il n’y a pas que Plan-les-Ouates. Outre Genthod avec Franck Muller ou Satigny avec le fabricant de mouvement Regence et ses 160 employés, la reconquête de la production industrielle de montres de luxe sur le territoire genevois passe aussi par Meyrin avec la fabrique de Roger Dubuis rejointes en 2016 par le campus de Richemont qui accueille la montée en puissance de ses autres marques comme Baume & Mercier et Van Cleef & Arpels.

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La fabrique de Roger Dubuis a été rejointe par le campus Richemont à Meyrin en 2016 / DR

Le vertige des mètres carrés

Additionnés, les mètres carrés conquis par l’industrie horlogère à Genève ces dernières années donnent le vertige. Chez Franck Muller, on est à 16’000 mètres carrés (la surface de deux terrains de foot) dévolus à la production dans un parc de 32 hectares sur lequel il y a de la place pour grandir. A Plan-les Ouates, le premier bâtiment de Patek Philippe paraissait «gigantesque à l’époque», selon les mots du cofondateur du site spécialisé Horopedia, Marc-André Deschoux. Que alors dire du «paquebot» qui s’y est ajouté en 2020 pour une facture de 600 millions? Il fait 200 mètres de long sur dix étages. Patek emploie 1720 personnes à Genève.

Chez Rolex, on a aussi poussé les murs et construit de zéro de gigantesques vaisseaux. Outre son siège aux Acacias qui, à force d’agrandissements depuis 1965, occupe désormais 170’200 mètres carrés (là c’est 25 terrains de foot), l’usine du groupe à Plan-les-Ouates qui fabrique boîtiers et bracelets s’étend sur 157’600 mètres carrés. A cela s’ajoute le site de Chêne-Bourg. Il regroupe les activités cadran, sertissage et production des composants en céramiques. Il s’étendra sur 106’850 mètres carrés en 2024 à la fin des travaux d’agrandissement en cours.

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Assemblage de montres chez Piaget à Plan-les-Ouates./Richemont

Outre les 12’000 mètres carrés de l’usine Piaget et les 17’000 mètres carrés de Vacheron Constantin à Plan-les-Ouates, le groupe Richemont a investi à Meyrin plus de 100 millions de francs pour son Campus genevois de haute horlogerie. Il rassemble depuis 2016 plusieurs de ses marques et son école, dans un vaste complexe de 45’000 mètres carrés employant 2000 personnes.

Non loin de là, Louis Vuitton a aussi inauguré en 2014 une nouvelle manufacture de mouvements déménagée de La Chaux-de-Fonds. Et si Chopard et Audemars Piguet ont leurs manufactures respectivement au Val de Travers et à la Vallée de Joux, leur empreinte au sol n’arrête pas de croître à Meyrin. Faîtes le total, on arrive à 700’000 mètres carrés, soit 100 terrains de foot.

Le marketing et la pérennisation

La verticalisation, la consolidation et in fine la transformation d’une activité de haute horlogerie qui demeurait largement artisanale en industrie du luxe explique cette croissance. Mais pas encore la stratégie qui l’a décidée.

Maximilian Busser, qui a mis en place l’usine d’Harry Winston en 2005 avant de fonder sa propre marque, MB&F, livre son analyse: «Fondamentalement, ces manufactures sont apparues pour deux raisons: le marketing et la pérennisation. Au début des années 90, la montre mécanique est une petite industrie réservée à quelques geeks. Eux achetaient en pensant que la marque avait sa propre manufacture et pas un réseau de sous-traitants. De plus, les marques ne voulaient plus dépendre à 90% de fournisseurs avec les risques que cela implique.»

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Opération de polissage chez Rolex à Chêne-Bourg / DR

A Genève, où les savoir-faire s’étaient concentrés dans l’habillage des montres et, pour les grandes marques, dans l’assemblage des mouvements à partir de composants venus d’ailleurs en Suisse, ce risque s’incarnait dans la dépendance de certains horlogers à ETA, qui a fourni jusqu’à 80% des mouvements suisses.

Or après la «guerre des mouvements» qui a secoué le microcosme horloger pendant toutes les années 90, Swatch Group annonce en 2002 sa décision de cesser de livrer des pièces d’horlogerie à des clients extérieurs à partir de 2006. Ce qui aurait pu être une catastrophe sera finalement un coup de fouet, avec l’accélération de la création de manufactures produisant à Genève leurs propres mouvements et parfois leurs composants.

Le boom des millionnaires

A l’autre bout de la lorgnette, il y a un dernier élément qui explique la folle croissance de l’industrie horlogère genevoise depuis 30 ans. Comme le dit Pierre Salanitro: «Le facteur le plus important, c’est la demande.» La haute horlogerie genevoise s’est transformée en industrie de luxe, non pas pour satisfaire quelques aristocrates comme au XVIIIe siècle ou une poignée de geeks comme dans les années 80, mais pour une armée montante de millionnaires issus de la globalisation.

Selon Credit Suisse, qui suit cela de près, on en dénombrait 62,5 millions dans le monde à la fin 2021. Quasiment le double par rapport à 2015 (33,7 millions) et 4,5 fois plus qu’en 2000 (13,7 millions). «A cela, il faut ajouter les montres pour les conjoints, les enfants, etc.» glisse Pierre Salanitro. Cela finit par faire beaucoup de clients pour les montres chères et haut de gamme des horlogers genevois.

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L'usine de Rolex à Chene-Bourg / DR

Reste que si le résultat de cette mutation s’incarne dans les mètres carrés, il est plus difficile à confirmer dans les chiffres des ventes des montres. Car on est en Suisse et beaucoup de marques restent très discrètes sur leurs revenus. Il y a cependant quelques indications.

Selon Maximilian Busser, le nombre de pièces produites par les marques genevoises se comptaient en centaines par an à la fin des années 80, voire quelques milliers pour Patek (Rolex est un cas à part). Il se mesure désormais en dizaine de milliers: 66’000 pour Patek Philippe, entre 50’000 et 60’000 pour Franck Muller. «En moyenne, la production a été multipliée par cinquante», assure Maximilian Busser. Pour Rolex, j’ai aussi entendu le chiffre d’un million de montres même si l’entreprise ne le confirme pas.

Le terreau des nouvelles marques

La question de savoir si cela peut continuer est naturellement sur toutes les lèvres. L’histoire de l’horlogerie genevoise est parcourue de crises. Et quand elles se produisent, les sous-traitants sont généralement les premiers à souffrir.

Mais l’histoire est aussi source d’expérience. A plusieurs reprises, on nous a affirmé qu’en période de vaches maigres, Rolex et Patek Philippe ne diminuent pas leurs commandes à leurs fournisseurs, afin de les aider à traverser les trous d’air. La concurrence est vive entre horlogers genevois mais il y a aussi un intérêt bien compris à nourrir le terreau de leurs fournisseurs.

A Carouge, Cyril Gros, directeur de l’Atelier éponyme qui fournit des boîtiers, explique: «Il y a beaucoup plus de loyauté vis-à-vis des sous-traitants aujourd’hui. En même temps, nos clients fonctionnent en flux tendus avec pratiquement plus de stock et en se basant sur des projections.»

Nicolas Wiederrecht est plus critique. «La consolidation a en partie tué l’esprit d’entrepreneuriat, dit-il. Tout faire à l’interne va à l’encontre de ce qui a été une des forces de l’horlogerie suisse: des entrepreneurs caractériels mais hors du commun, qui permettent de faire des choses différentes du reste du monde.»

Nicolas Wiederrecht estime qu’il y a cependant un certain retour de manivelle aujourd’hui avec l’apparition de jeunes marques qui font le pari de la sous-traitance. Comme celle de Maximilian Busser dont le «&F» de la marque, pour «and Friends», est précisément un hommage à ces fournisseurs.

Fondateur en 2015 de Singer Reimagined, une marque qui a fait le pari du vintage, Marco Borraccino précise: «la présence à Genève d’un tissu de sous-traitants, comme Fiedler qui nous fournit des aiguilles en dépit de notre petite taille, favorise le lancement de nouvelles marques. Ces acteurs amènent aussi leurs idées pour booster la créativité.»

L’apparition de ces jeunes marques servira-t-elle de relai au boom horloger de ces dernières années? Difficile à dire mais celui-ci touche de toute manière une limite. «Depuis 18 mois le bassin d’emploi est complètement asséché», explique Maximilian Busser.

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Pierre Salanitro a mis en place une école de formation pour 25 apprentis / DR

La pénurie de talents

A l’École d’Horlogerie de Genève, le directeur Pierre Amstutz tente de répondre à cette demande incessante de main d’œuvre. «Au cours des dix dernières années, nous sommes passés de 200 à 300 élèves dont 30% en formation duale à l’école et dans les entreprises. Nous allons déménager d’ici la fin de l’année dans des locaux plus grands au cœur du pôle horloger de Plan-les-Ouates et le nombre d’apprentis en formation duale va doubler.»

Les entreprises horlogères ne sont pas en reste. Selon nos informations, Rolex cherche à étendre son centre de formation aux Acacias. Et chacun y va de sa recette pour attirer les talents. Pierre Salanitro, par exemple, a mis en place un atelier de formation pour 25 apprentis. Franck Muller met en avant son cadre de travail et le fait que ses horlogers se voient confier l’intégralité de l’assemblage d’une montre et non pas une sous-partie.

Tout cela suffira-t-il alors que la Convention patronale de l’industrie horlogère indique que la branche aura besoin d’environ 4’000 collaborateurs et collaboratrices qualifiés d’ici 2026 pour remplacer les baby-boomers qui partent à la retraite en plus des recrutements nécessaires à la croissance?

Difficile en tout cas de ne pas penser que l’annonce récente par Rolex d’investir un milliard pour sa prochaine usine, non pas à Genève mais à Bulle, dans le canton de Fribourg, n’a pas quelque chose à voir avec cette pénurie de main d’œuvre.

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L'horlogerie suisse a besoin d'embaucher 4000 spécialistes d'ici 2026./Salanitro

Avec le soutien de l’Office de Promotion des Industries et des Technologies (OPI) de Genève.