HEPIA campus Prairie. © HEPIA
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A Genève, un millier de futurs ingénieurs heureux, prisés et bien trop rares

L’HEPIA de Genève, plus discrète que sa voisine lémanique l’EPFL, forme des ingénieurs recherchés par les industries du canton. Un cursus axé sur la pratique, qui plonge les étudiants dans les rouages très concrets de métiers marqués par la pénurie de talents.

Publié le 06 décembre 2022 05:56. Modifié le 16 avril 2023 11:19.

C’est un bâtiment qu’il faut un peu chercher, dans l’entrelacs des rues au-dessus de la gare de Cornavin. Et pourtant, c’est là que s’invente une partie de l’avenir industriel de Genève. Au 4 rue de la Prairie, ce vendredi de novembre, sous les néons jaunes d’une salle de robotique, des étudiants en génie mécanique avancent, autonomes, sur des projets concrets, parfois attendus par des entreprises locales.

Née en 2008 de la fusion entre l’école d’ingénieurs de Lullier et celle de Genève, l’HEPIA (haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture) est rattachée aux HES de Suisse occidentale. Plus d’un millier d’étudiants travaillent entre ces murs, «confrontés à la pratique et pas seulement à la théorie», insistent la direction et les professeurs.

En symbiose avec l’industrie

Cet ancrage dans le concret fait que l’on retrouve Alexandre, 25 ans, devant une impressionnante machine en métal, qui ressemble à un croisement entre un projecteur de cinéma et une machine à coudre géante. Dans les faits, l’appareil sert à coller des composants électroniques lumineux sur un ruban métallique. La première application est en phase d’être brevetée (si bien que nous n’en donnerons pas plus de détails!).

Alexandre est en master de génie mécanique. En parallèle de son cursus, il est engagé comme assistant par l’école et travaille sur un projet commandé par une entreprise privée. «Ce fonctionnement est typique de l’HEPIA, explique Michel Lauria, ingénieur et professeur. Des entreprises nous mandatent pour que l’on développe un produit. Nous mettons alors un ou plusieurs étudiants sur le projet, qui le conceptualisent de A à Z. C’est l’occasion pour eux de se frotter aux besoins des industries.»

A travers ce type de mandats et des collaborations sur de nombreux projets de recherche, l’HEPIA entretient un contact permanent avec le monde de l’industrie. En outre, «tous les chargés de cours et vacataires de l’école exercent une activité. Ils transmettent ainsi leurs pratiques et réalités professionnelles aux étudiants», indique Claire Baribaud, directrice de la haute école, en poste depuis mars 2021.

Pas assez d’étudiants

En 2022, l’HEPIA accueille 931 étudiants en ingénierie, contre 1008 en 2021. Si la baisse est légère, tout le monde s’accorde à dire que les effectifs ne sont pas assez élevés. L’établissement pourrait (et voudrait) en effet accueillir 1300 étudiants, précise son service de presse.

Cette année sur 280 diplômés, 155 Bachelors ont été délivrés dans les filières suivantes:

  • Génie civil: 24

  • Génie mécanique: 32

  • Gestion de la nature: 21

  • Informatique et systèmes de communication: 35

  • Microtechnique: 34

  • Technique des bâtiments: 9

En région lausannoise, à moins d’une heure de train, se trouve l’EPFL. Plus prestigieuse, l’institution pratique depuis 20 ans un marketing agressif. Une simple recherche dans la presse suisse, sans limitation de dates, donne ainsi 1186 occurrences pour l’HEPIA contre 51’844 pour l’EPFL, soit 44 fois plus... Mais les deux écoles ne s’adressent pas aux mêmes publics.

«La voie royale pour accéder à l’HEPIA, c’est la maturité professionnelle, relève Claire Baribaud. Les gymnasiens doivent réaliser un an d’expérience du monde du travail avant d’avoir accès aux formations HES. Très fortement axée sur la pratique, notre école est complémentaire à l’EPFL.»

De fait, les projets ambitieux ne manquent pas à l’HEPIA. L’école a créé une application pour calculer le potentiel solaire de tous les bâtiments genevois, dans le cadre du programme Interreg France-Suisse. Et c’est dans un laboratoire de l’HEPIA qu’a été testé l'aérodynamisme du drone Ingenuity de la NASA, avant sa mission dans l’atmosphère de la planète Mars.

Mais encore, la filière en énergie et technique des bâtiments est aussi délivrée à temps plein depuis septembre dernier. Elle forme les futurs ingénieurs aux défis de la transition énergétique et écologique. A la rentrée de 2023, de nouvelles options en sécurité et rénovation énergétiques seront également au programme.

Enfin, les étudiants s’approprient des sujets d’avenir, qui chamboulent nos sociétés. Pour son travail de Bachelor, un étudiant s’est penché sur la récupération de la chaleur d’un data center pour chauffer une piscine publique. Un autre a étudié la récupération de déchets pour l’isolation thermique des bâtiments.

Projets personnels et entraide

Les étudiants de l’école ont aussi de l’espace pour réaliser des projets plus abstraits et sans lien particulier avec une entreprise. Samson, 26 ans, chemise à carreaux et regard concentré, avance cet après-midi de novembre sur son travail de master: développer une structure en tenségrité autocontrainte. Derrière ce nom cryptique, un principe: la structure soutenue par différentes branches doit sa résistance aux forces de tension et de compression qui s’équilibrent. «Concrètement, la résistance de l’engin n’est pas liée à ses matériaux, mais à la répartition des contraintes mécaniques», explique Samson.

Le projet de l’étudiant diffère de celui d’Alexandre. Mais les deux jeunes travaillent plusieurs heures par semaine, l’un à côté de l’autre. Alors forcément, on échange, on s’entraide. «Il ne faut pas croire qu’un ingénieur bosse seul dans son coin. Pouvoir se donner des conseils, solliciter l’avis de l’autre, c'est précieux», insiste Alexandre. «En fait, un ingénieur, c’est un peu comme un cochon d’Inde. Il faut qu’ils soient au minimum deux, sinon ça coince!», lance Samson. Les éclats de rire résonnent dans la salle de robotique. «Vous n’allez pas écrire ça, hein?»

Dans l’atelier, des machines en tous genres

A l’HEPIA, les futurs ingénieurs mettent vite la main à la pâte. Mais les étudiants suivent aussi des cours plus théoriques, surtout pendant leurs années de Bachelor. Martin, 25 ans, vient d’obtenir son diplôme. On le retrouve en tenue de travail dans l’atelier principal de l’école, un immense espace avec des files de machines en tous genres, dont des perceuses de plusieurs mètres de long et d'impressionnantes scieuses. «Elles sont à disposition des étudiants pour qu’ils puissent façonner les pièces nécessaires à leurs projets, indique Martin. Mais attention, seuls ceux qui ont un CFC de polymécanicien peuvent les utiliser seuls. Les autres doivent passer par moi ou mes collègues». Le jeune diplômé a récemment été engagé par l’école pour superviser cet atelier. «J’en suis ravi, ça me permet d’exploiter mon parcours en ingénierie mais aussi mon CFC».

Le parcours de Martin est similaire à celui de 35% des étudiants de l’HEPIA: le Genevois a d’abord réalisé un apprentissage de polymécanicien et suivi des cours au Centre de formation professionnelle et technique (CFPT). Il a obtenu son certificat fédéral de capacité (CFC) avec une maturité professionnelle, laquelle permet l’accès aux hautes écoles suisses.

«J’ai aussi fait le collège, précise Martin. Je m’ennuyais, ce n’était pas assez concret, alors j’ai décidé de faire un apprentissage avec une maturité pro intégrée. Il y avait de la pratique: j’y voyais un sens! Aujourd’hui, je me sers de mes connaissances d’ingénieur et de polymécanicien. J’encadre les étudiants en m’occupant de leurs demandes pour la réalisation de pièces précises. Je fais le tri, j’évalue ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas du tout!»

Le CFC mal aimé

La Suisse manque d’ingénieurs et le canton du bout du lac n’est pas épargné. Surtout, son statut de cancre dans l’apprentissage – seuls 3 à 4% des Genevois empruntent cette voie après l’école obligatoire, contre plus de 50% à Zurich – pourrait bien en être la cause. C’est du moins ce qu’analyse François Abbé-Decarroux, directeur général de la HES-SO Genève, l’institution qui regroupe les six hautes écoles du canton:

«L’HEPIA fait partie de l’université des métiers qu’est la HES-SO Genève: elle accueille “en voie royale” ceux qui ont fait un CFC assorti d’une maturité professionnelle. Or, cette population ne représente qu’à peine 35% des étudiants, soit deux fois moins que dans les autres hautes écoles d’ingénieurs. La raison est qu’à Genève, la voie de l’apprentissage n’est pas assez valorisée! Les parents et les jeunes s’imaginent qu’en choisissant cette voie, on est sur une voie de garage… c’est faux! Un fleuriste peut devenir ingénieur agronome et une installatrice sanitaire ingénieure en bâtiment. Ces parcours-là ne reçoivent pas assez de visibilité. Et les conséquences sont problématiques, on finit par manquer d’ingénieurs qualifiés.»

Pourquoi ce désintérêt des jeunes pour la formation professionnelle? Si les raisons culturelles jouent un rôle, elles n’expliquent pas tout. Lorenzo Bonoli, spécialiste de l’histoire de l’apprentissage à la Haute école fédérale en formation professionnelle, revenait dans un article récent de Heidi.news sur une autre cause, liée au tissu économique du canton:

«A Genève, il y a un manque de places d’apprentissage disponibles dans les entreprises. La forte présence de multinationales contribue à ce phénomène. Comme elles connaissent mal le système dual (formation répartie entre une activité professionnelle en entreprise et des cours, Ndlr.), elles sont plus réticentes à participer au système de formation en prenant des apprentis.»

Où sont les femmes?

Enfin, face à la pénurie d’ingénieurs, Claire Baribaud et François Abbé-Decarroux insistent notamment sur une solution: féminiser le métier. Un remède qui passe par la formation. Or, en ce vendredi de novembre, les étudiantes croisées dans les couloirs de l’HEPIA sont bien rares. Une réalité à laquelle l'institution tente tant bien que mal de remédier.

«Pour une jeune femme, c’est compliqué de se projeter dans ce milieu très masculin, reconnaît François Abbé-Decarroux. Il faut que ça change, que de plus en plus de filles rejoignent les rangs des métiers techniques. Briser les clichés dès le plus jeune âge est donc crucial. A l’HEPIA, nous organisons les samedis matin des ateliers gratuits pour familiariser les filles entre 10 et 17 ans aux nouvelles technologies. On plante la petite graine de l'ingénierie, en espérant qu’elles reviennent vers nous plus tard!»

La petite graine de l’ingénierie, Lila l’a entretenue. La jeune femme de 18 ans réalise une année de stage avant de pouvoir entrer à l’HEPIA. Timide, elle observe Martin répondre à nos questions dans l’atelier principal, avant d’oser se confier à son tour: «Être une fille dans ce milieu? Ce n’est pas facile. On quitte les copines de l’école, pour ne se retrouver qu’avec des garçons. Je me sens seule. Mais en même temps, je suis confiante et fière d’ouvrir la voie pour les prochaines générations!»


Avec le soutien de l’Office de promotion des industries et des technologies (OPI) de Genève.