A Genève, les banques cachent les usines
C’est l’histoire d’une puissance invisible. A Genève, l’économie semble dominée par le secteur des services, surtout financiers. Pourtant, le canton est troisième exportateur de Suisse et 90% de ces exportations sont industrielles. L’industrie genevoise emploie plus de personnes aujourd’hui que dans les années 90. Et elle embauche. Alors que la pandémie a souligné l’importance des industries locales, Heidi.news est parti sur la piste de ce secteur indispensable. Pour découvrir qu’il est en pleine réinvention.
Genève. Ses banques, ses sociétés de négoce et ses organisations internationales sont connues dans le monde entier. Pas ses usines.
Et pourtant. Un nombre incalculable de parfums sortent de deux entreprises genevoises qui en fournissent les ingrédients ou les réalisent pour les plus grandes marques du monde. Des milliers de montres de luxe sont fabriquées à Carouge ou Plan-les-Ouates. En quelques années, les prothèses high-tech de Spineart ont conquis plus de 50 marchés.
L’industrie genevoise, largement faite de PME et de quelques locomotives, a beau avoir migré au cours des décennies du centre ville vers la périphérie de la ville-canton, elle reste un ressort déterminant de sa prospérité.
Comme l’explique Giovanni Ferro Luzzi, professeur d’économie à l’Université de Genève et à la Haute Ecole de Gestion: «L’industrie a longtemps joué le rôle de substrat sur lequel l’économie de services a pu se développer et s’étendre. Elle reste aujourd’hui un secteur important pour créer des emplois et de la valeur ajoutée, mais surtout pour canaliser des innovations technologiques majeures.»
Comme nous le verrons dans cette Exploration, le visage de Genève a été façonné par son passé industriel. Et comme nous le découvrirons aussi, une bonne partie de son avenir se joue dans la manière dont ses industries innovent et se transforment pour saisir les opportunités d’un monde qui change très vite.
Si on la regarde par le prisme des chiffres, Genève est d’abord bien plus industrielle qu’on ne le croit. Première idée reçue à balayer, en dépit des gros titres sur la désindustrialisation du canton, l’emploi industriel résiste mieux à Genève que dans le reste de la Suisse.
A l’échelle du pays entier, le nombre total d’équivalents plein temps (EPT) dans les industries manufacturières a reculé de 614’689 postes en 2016 à 584’799 en 2020, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), une baisse de 5%. Dans le même temps, à Genève, le nombre d’EPT dans les industries (au sens strict, c’est-à-dire hors construction) est passé de 23’696 à 23’064 (à peine 1%). Le nombre d’entreprises industrielles est aussi stable. Il est passé de 1695 en 2016 à 1666 en 2020.
Selon les chiffres de l’Office fédéral des douanes, les exportations de produits manufacturés du canton de Genève (25 milliards de francs en 2021, 19,6 milliards sans les métaux et pierres précieuses) sont à peu près équivalentes à celles d’un canton pourtant considéré comme le champion industriel de la Suisse romande: Neuchâtel (avec 22,4 milliards d’exportations manufacturières en 2021).
Plus inattendu, les exportations de produits manufacturés du canton de Genève sont plus importantes que celles du canton de Vaud (15 milliards en 2021) ou du Valais (4,4 milliards). En fait, en matière d’exportations industrielles, Genève tient la médaille de bronze des cantons suisses, derrière Bâle et Neuchâtel mais devant Berne, Argovie et même Zurich.
Vraiment? Oui vraiment, ce troisième rang est obtenu en ne tenant pas compte des métaux précieux, qui représentaient en 2020 encore 43 % de la valeur totale des exportations du canton. Derrière l’horlogerie, la bijouterie et les produits chimiques ont des parts respectives de 28%, 15% et 6%. C’est heureux, parce qu’en 2021, les exportations genevoises de métaux précieux ont été divisées par quatre (tombant à 3 milliards de francs) par rapport à l’année précédente. Ce n’est peut-être qu’un trou d’air, mais cela rappelle qu’un canton fortement importateur comme Genève a besoin d’une industrie forte pour équilibrer sa balance commerciale.
De ce point de vue, la progression constante des exportations de produits à forte valeur ajoutée dessine la piste à suivre. Les exportations des produits du secteur électronique, optique et informatique, soit l’horlogerie pour l’essentiel, sont passés de 8,2 milliards en 2016 à 11,4 milliards en 2021. Dans le même temps, celles de la pharma ont augmenté de 160 millions à 238 millions et celles de la chimie de 1,9 milliard à 2,1 milliards.
Malgré cela, à Genève, l’essentiel de la croissance des emplois se fait dans le secteur tertiaire. Il employait 254’362 EPT en 2011 et 283’899 en 2020. Toujours plus de banquiers et avocats? Pas exactement. Dans l’assurance et la finance, le nombre d’emplois a reculé de 28’599 EPT en 2011 à 26’741 en 2020. Sur la même période, le nombre d’emplois est passé de 11’199 à 13’544 dans l’administration publique, de 16’509 à 18’859 dans l’enseignement et même de 30’969 à 51’534 dans la santé et l’action sociale.
Chacun aura son avis sur ces chiffres – qui traduisent une augmentation importante du nombre de fonctionnaires – mais une chose est certaine: si la finance ne créé plus d’emplois, qui le fera? L’agriculture étant marginale dans un petit canton, ce rôle échoit forcément à l’industrie. Parce que c’est elle qui compense les importations. Et elle aussi qui peut générer les emplois à forte valeur ajoutée dont une économie diversifiée a besoin pour ses équilibres financiers. A Genève, l’industrie (hors construction) ne compte que pour 8% des emplois mais elle pèse 11% du PIB (avec une valeur ajoutée de 6,3 milliards de francs en 2021).
L’attractivité des emplois industriels est donc déterminante. Mais alors que la finance, comme d’autres secteurs, devient toujours plus technologiques, l’industrie a du mal à attirer les talents formés à ses techniques. Certes, comme nous le voyons dans le premier épisode de notre Exploration, un quart des jeunes Genevois choisissent des filières techniques et 10% des études d’ingénierie. L’industrie représente aussi 14% des places d’apprentissage dans le canton. Mais les besoins sont énormes: de l’ordre de 10’000 postes à pourvoir dans l’industrie genevoise d’ici 2025.
Or, selon l’OFS, si le salaire moyen brut est de 6’859 francs par mois dans les industries manufacturières de la région lémanique (7’’291 à Genève), il est 4000 francs plus élevé dans les services financiers (11’280 francs). Et les augmentations dans la finance sont aussi plus généreuses: plus de 1000 francs en moyenne depuis 2010. Alors qu’elles sont de l’ordre de 200 francs dans l’industrie.
Face à cette concurrence, l’industrie genevoise a cependant de plus en plus d’atouts. Non seulement elle est héritière d’une histoire, mais géographiquement elle se situe au centre d’un bassin industriel: microtechnique et biotechnologies du côté de ses voisins romands, mécanique et plasturgie en France voisine. Alors que la pandémie a permis aux industriels de se rendre compte des fragilités nées des délocalisations avec la rupture des chaines d’approvisionnement, Genève peut servir d’interface entre ces secteurs où règne l’innovation.
Cela ne passe pas forcément par la construction de nouvelles usines, mais plutôt de centres de R&D et par l’accélération du transfert d’innovations nées dans les labos des écoles et universités et même du CERN. Un domaine émergent et où il reste encore beaucoup à faire comme nous le verrons dans un des prochains épisodes. A Genève, les start-up sont encore beaucoup plus orientées sur les services que sur l’industrie. A l’exception des biotechnologies, il n’y a pas d’incubateur industriel…
Pourtant, comme le souligne Giovanni Ferro Luzzi, l’avenir industriel de Genève se dessine dans l’innovation. Il n’est pas réservé qu’aux start-up. Hier orientés vers la chimie, les géants genevois des parfums et des arômes ont mis les biotechnologies au sommet de leurs priorités. Cela aussi nous l’étudierons dans le détail. Dans les industries des transports, de la mécatronique ou des machines, c’est la transition énergétique qui ouvre de nouvelles perspectives, comme nous le verrons. L’efficience et la nécessité de circuits plus courts, y compris dans l’industrie, font émerger un terrain expérimental de «mine urbaine» qui vous surprendra.
Cette idée de laboratoire, de terrain d’expérimentation convient bien à une industrie genevoise dont les coûts sont souvent plus élevés qu’ailleurs, mais qui s’est aussi habituée à s’adapter en raison, entre autres, du franc fort. Nous verrons ainsi comment les concepts d’industrie 4.0, de fabrication additive comme l’impression 3D ou de prototypage rapide deviennent une opportunité pour les industriels genevois, que ce soit pour personnaliser des prothèses ou pour se réinventer dans la sous-traitance horlogère.
Dans le cadre de cette Exploration soutenue par l’Office de la promotion des industries et des technologies (OPI) de Genève, nous vous invitons à suivre les transformations souvent invisibles et pourtant cruciales de l’industrie pour l’avenir économique du canton du bout du lac.