Maria Luisa Wenger lors d'une de ses premières cueillettes de l'année, le long du Doubs. Photo: Guillaume Mégevand, pour Heidi.news

Maria Luisa et le réveil de la nature

J'ai commencé cette Exploration en février, au moment où la mousse repousse sous les feuilles mortes et les branchages. Afin d'entrer dans mon sujet sur la cuisine et la spiritualité, je voulais accompagner Maria Luisa Wenger dans une de ses cueillettes. Cuisinière, ermite, cueilleuse, guide et un peu guérisseuse aussi. Elle a eu mille vies, plusieurs destins, une intuition et un savoir qui la ramènent toujours aux plantes et à leurs secrets.

Publié le 29 novembre 2019 19:37. Modifié le 02 septembre 2022 09:30.

Que dire d’une époque qui envoie ses citadins déprimés se soigner en enlaçant des arbres, selon le concept japonais de sylvothérapie qui essaime un peu partout – partout où les mégalopoles sont parvenues à faire oublier la beauté des arbres…

«Le monde serait devenu fou?» Elle qui passe le plus clair de sa vie en forêt éclate de rire, comme souvent, faisant voltiger sa crinière de lionne, ajoutant de la malice à son œil bleu facétieux. «On ne va pas se lancer en politique pour le changer, pourtant si chacun se rapprochait un peu de la nature, ça pourrait aller mieux, non?»

Un réveil timide, les premières perce-neige

C’est pour se rapprocher de la nature, précisément, que Maria Luisa Wenger a changé de vie. Cette cuisinière d’origine saint-galloise a débarqué dans les Franches-Montagnes au lendemain de sa formation professionnelle pour y apprendre le français et n’en est plus repartie. Elle propose désormais des cours et des balades pour découvrir les plantes sauvages et leurs vertus, alimentaires et thérapeutiques; la voilà guide ET cuisinière.

Maria Luisa nous entraîne aujourd’hui sur les berges du Doubs et du Bief d’Etoz, comme on nomme localement ces petits cours d’eau, là où un séisme créa jadis un barrage naturel. Nous sommes à deux pas de la Goule, délicieuse petite auberge qu’elle a tenue avec son ex-mari durant une vingtaine d’années. Nous venons observer le réveil de la nature en cheminant sur les sentiers du bief, dans les sous-bois gorgés d’eau et des dernières poches de neige, parsemés des premières perce-neige et primevères. Mi-février, c’est un réveil encore timide, fragile, pâlot, plus marqué par le gris et le roux, la mousse qui repousse sous les feuilles mortes et les branchages, encore avare de couleurs.

Les perce-neige ont été trop cueillies mais s’épanouissent à nouveau depuis qu’un parc naturel les protège. Ici et là quelques scilles, ces cousines sauvages des jacinthes avec leurs fines étoiles bleues, dessinent d’autres signes annonciateurs du réveil.

Les Franches-Montagnes sont un pays d’ermites, de spiritualité et de sectes, de contrebandiers aussi.

Et tiens, voilà l’hellébore fétide, réputée vénéneuse mais dont la racine pourrait receler des propriétés intéressantes. Un peu plus loin, voici la ficaire, qui fait elle aussi partie des renonculacées mais dont la rencontre est plus souriante: «une plante magique, s’exclame notre guide, notamment du fait de sa teneur en vitamine C. Un peu amère, la ficaire est aussi dépurative, nettoie le foie et est utile contre les rhumatismes. C’est important de la consommer avant floraison. J’en mets volontiers dans les salades et les soupes», note Maria Luisa.

Une detox printanière

Une soupe, justement. Une soupe aux neuf herbes associant ficaire, ail des ours, orties et autres tendres petites pousses serait idéale pour une détox printanière (voir la recette de Maria Luisa ici). On va encore trouver quelques pincées de cresson, minuscule et tellement concentré en parfums et d’herbe à robert, dont les fleurs roses sont jolies sur une salade. Et tout à l’heure, si la cueillette est bonne, nous aurons de quoi mitonner notre soupe aux neuf herbes.

maria-luisa-wenger-lowres-9.jpg
Maria Luisa Wenger lors d'une de ses premières cueillettes de l'année, le long du Doubs. Guillaume Mégevand, pour Heidi.news

On passe une petite chapelle du XVIIe, un des derniers vestiges du hameau du Bief d’Etoz, érigée en remerciement à la Vierge Marie pour avoir sauvé miraculeusement un cavalier ici même. Les Franches-Montagnes sont un pays d’ermites, de spiritualité et de sectes, de contrebandiers aussi – comme en témoigne l’échelle de la mort, passage vertigineux des trafiquants au-dessus des eaux tumultueuses du Doubs.

La divinité celte Brigid était au centre de nombreux rituels célébrant le retour de la lumière et le réveil de la nature. «On confectionnait des balais avec les brindilles de bouleau pour nettoyer les maisons et les écuries de fond en comble, chasser les mauvais esprits et ramener de bonnes énergies dans les foyers», souffle notre guide.

Lierre grimpant contre la cellulite et premières pousses d’ail des ours

La fête des lumières remonte bien avant l’ère chrétienne et bon nombre de croyances celtes ont été intégrées aux nôtres. Autre rite que l’on pratique encore dans certaines régions: «on prélève la sève du bouleau en pratiquant un trou dans l’écorce et en plaçant un petit tuyau ou une branche de sureau pour recueillir le liquide dans un récipient et le boire pour se purifier de toutes les toxines de l’hiver… La sève n’est pas suffisamment montée, il faudra attendre encore quelques semaines!»

On va aussi trouver un coin de lierre grimpant – faiblement toxique mais excellent, dit-on, contre la cellulite – à faire macérer dans l’huile. Et puis les toutes premières pousses d’ail des ours, enfouies, bien cachées dans un lit de feuillage, frêles mais identifiables entre toutes. Un régal. On réapprend avec Maria Luisa à regarder le tout petit. « Ces premiers signes de vie sont toujours un peu émouvants, on se dit qu’on les a mérités, après avoir attendu tout l’hiver le retour de la lumière et des jours qui s’allongent…»

«On a oublié que nos ancêtres se nourrissaient de légumes sauvages. On a perdu ces saveurs.»

La Suisse et avec elle l’Europe connaît un engouement nouveau pour la cueillette sauvage, le foraging, popularisée entre autres par la nouvelle génération de chefs très médiatiques, à commencer par le Danois Rene Redzepi, mais aussi de nombreux chefs français et suisses de nos régions de montagne notamment.

maria-luisa-wenger-lowres-18.jpg

«Les gens s’étonnent de ce qu’on peut tirer de simples végétaux, on a oublié que nos ancêtres se nourrissaient de légumes sauvages. On a perdu ces saveurs, mais aussi une notion essentielle pour préserver sa santé.»

L’habitude perdue des goûts puissants

La palette des goûts est incroyable de diversité. « Tu ne me fais plus manger une salade pommée aujourd’hui, tellement c’est insipide. On a perdu l’habitude de ces goûts puissants, perdu l’habitude de se pencher sur ce qui pousse sous nos pieds.»

Maria Luisa a bien pris quelques cours, autrefois, mais elle a surtout appris en se promenant et en humant, en ramassant et en goûtant, avant d’ouvrir ses livres au retour de promenade, pour vérifier et approfondir son savoir. «Il faut cueillir avec le cœur, pour en tirer de bonnes choses. On estime à 10% le nombre d’herbes potentiellement toxiques dans la nature, contre trois ou quatre fois plus dans nos jardins.»

Elle avait pourtant failli tout quitter pour se faire ermite. Voici quelques années, la place d’ermite des gorges de la Verena, dans le Canton de Soleure, était vacante. Les responsables catholiques cherchaient quelqu’un: il s’agissait d’entretenir le site et de remplir cette fonction, qui est aussi un peu touristique. Elle s’est proposée.

«Cela m’a aidé à réfléchir à ce que je voulais vraiment faire. Cela ne s’est pas fait finalement – ils m’ont préféré un curé… et c’est aussi à ce moment que les commandes ont commencé à affluer. J’ai commencé à mettre sur pied mes premiers cours. Je vis avec peu mais j’ai trouvé beaucoup d’apaisement dans cette simplicité.»

Elle commence donc modestement en s’intéressant à l’ortie, au plantain, poursuivant ses recherches en autodidacte, lit Hildegarde de Bingen, mystique et guérisseuse du XIIe siècle, croit avec Paracelse que «la nourriture est médicament».

maria-luisa-wenger-lowres-36.jpg
Les premières pousses d'ail des ours, dans les mains de Maria Luisa. Guillaume Mégevand, pour Heidi.news

Volubile et malicieuse, elle se raconte en roulant les «r». Le métier de cuisinière, elle l’a appris à l’ancienne dans les palaces de Bad Ragaz et d’Arosa «à la façon d’Escoffier», à une époque où l’on n’engageait pas de filles. Découper des pièces de bœuf entières, après les avoir fait rassir sur l’os, désosser, faire des fonds, brider, trousser, farcir, rôtir… Là-bas, dans sa Vallée du Rhin natale, elle était la seule apprentie de sa volée. Partie dans les Franches-Montagnes apprendre le français, elle y est restée.

Son parcours singulier passe par le fameux Buffet de la Gare du Noirmont à ses débuts – deux étoiles au Michelin. Maria Luisa est alors saucière au côté d’un jeune chef visionnaire nommé Georges Wenger; elle y rencontre Eric, le frère de Georges, passionné de pêche, qui deviendra son mari. Ensemble, ils reprennent la Goule, petit resto modeste des berges du Doubs, fréquenté par les ouvriers du barrage. On y sert la truite, le brochet et de remarquables salades, mais aussi les champignons et le gibier en saison: la Goule devient en quelques années un lieu mythique, encensé par les critiques, adulé de la clientèle alémanique.

Crise de la quarantaine

Fin 2008, fatigués, un peu revenus du métier, Maria Luisa et son mari remettent la Goule. Crise de la quarantaine. Voyages, explorations, un peu d’ayurveda, un peu de permaculture, un pélerinage à St-Jacques. «Je me suis retrouvée avec un grand vide en moi, comme beaucoup de femmes qui s’oublient pendant des années.» Divorce, réflexion sur une nouvelle vie, virage.

Au fil de ses recherches, quelques lectures déterminantes, comme L’âme des plantes, de Wolf Dieter Storl. «Mes doutes et mes tristesses, j’aller les déverser dans ma forêt. Je savais que j’étais sur la voie, que j’allais trouver. Et puis je suis tombée sur ce manuel sur les vertus thérapeutiques des plantes: ces pages ont coulé en moi comme du miel, elles ont fait resurgir des connaissances enfouies.»

Les visions qui faisaient perdre connaissance à Hildegarde de Bingen

Elle se plonge dans les écrits de Hildegarde (qui est aussi son deuxième prénom…) de Bingen. «Jusque dans ses dernières années de vie, très âgée, l’abbesse de Rupertsberg avait des visions qui lui faisaient perdre connaissance. Des idées incroyables nous sont parvenues de cette femme de poigne, parmi lesquelles il y a beaucoup à reprendre et à transposer.»

maria-luisa-wenger-lowres-53.jpg
Les produits élaborés à partie des cueillettes sauvages de Maria Luisa Wenger. Guillaume Mégevand pour Heidi.news

Il y a un langage des plantes, qui se transmet et qui se réapprend. Maria Luisa a parfois l’impression que ce savoir était déjà en elle, hérité qui sait d’une précédente vie et ne demandait qu’à être rafraîchi à la lumière de nouvelles expériences. «C’est ce que Paracelse nomme aussi la signature des plantes, ce que disent les couleurs, l’habitat, le feuillage, celles qui enlèvent la douleur, leur lien aux planètes, mais aussi les saveurs et les propriétés de ce qui est à nos pieds.»

Tapenade de prunelle, pestos et confitures sauvages, boutons d’ail des ours séchés

Maria Luisa donne ses premiers cours voici une dizaine d’années, selon différentes formules et en immersion dans plusieurs environnements: forêts ou prairies, berges du Doubs, haies ou tourbières. Elle met au point sa gamme de produits. Tapenade de prunelle, pestos et confitures sauvages, boutons d’ail des ours séchés, liqueurs, sirops contre la toux et autres huiles de massage.

On apprend à cuisiner avec elle une Flammekueche, simple et magique, avec plantain, ortie, oxalys et gaillet, ou un magret de canard et sa gelée de cynorhodon aux vertus énergisantes. Ou encore, bien sûr, la truite à la mode du Doubs, beurre aux herbes sauvages qui fit les belles heures de la Goule; des soupes et autres salades fleuries, une glace à la reine des prés ou à l’aspérule. L’hiver, on apprend à confectionner ses cosmétiques à base de consoude, de souci et de rose de Damas.

«Dans tous mes moments de crise, c’est ici que je viens, dans la forêt. Pas besoin de méditer mais l’effet est un peu le même, je trouve souvent des réponses.»

maria-luisa-wenger-lowres-49.jpg
Guillaume Mégevand pour Heidi.news

Prochain épisode: Hildegarde de Bingen, sainte patronne des médecines naturelles.

Le site de Maria Luisa Wenger: www.doubsdenature.ch

Pour aller plus loin: Wolf-Dieter Storl: «Heilkräuter und Zauberpflanzen, zwischen Haustür und Gartentor», AT Verlag, 2000 Dr. Gottfried Hertzka/Dr. Wighard Strehlow: «Manuel de la médecine de Sainte Hildegarde», Résiac, 1988. Claude Roggen: «Les secrets du druide 2», Editions du Bois Carré, septembre 2018.