Dessin: Vincent Roché pour Heidi.news

Genève vs. Valais: comment les cantons suisses se disputent les impôts d'un milliardaire français

Où l’on découvre les acrobaties intellectuelles des fiscalistes du magnat franco-israélien Patrick Drahi pour affirmer sa séparation «de corps et de bien» d’avec sa femme alors que beaucoup d’éléments pointent le contraire. Apparaît aussi, dans les documents issus d’une fuite informatique, une proximité qui interroge entre ces fiscalistes et les fonctionnaires valaisans des impôts. Ces derniers sont attachés à garder ce riche contribuable que Genève voudrait bien récupérer et redresser. Après l’ouverture de l’enquête genevoise en juin 2019, les avocats du milliardaire, le cabinet Oberson Abels, livrent de nombreuses pièces pour prouver la séparation et le domicile valaisan de Patrick Drahi. Sans convaincre. En août 2021, les autorités fiscales envoient un courrier de 198 pages. Puis lui infligeront des amendes.

Publié le 02 novembre 2022 17:53. Modifié le 12 novembre 2022 08:09.

Pour rédiger leur courrier de 198 pages du 20 août 2021, les fonctionnaires de l’administration fiscale cantonale de Genève se sont adonnés à quelques lectures. Et notamment une biographie non autorisée de leur sujet du moment: «Patrick Drahi: l’ogre des networks», publiée en 2017 par la journaliste du Figaro Elsa Bembaron. Celle-ci fait état d’un couple Drahi toujours ensemble à plusieurs passages de l’ouvrage. Ainsi, pages 5-6, elle décrit sa rencontre avec le milliardaire en novembre 2016 à Tel-Aviv: «Patrick Drahi se livre avec aisance au petit jeu de l’interview-vérité, sans compter son temps. Sa femme (...) passe deux minutes. Très cool, en jean et T-shirt, casquette vissée sur la tête, souriante et discrète. Comme son époux. À peine le temps d’échanger des salutations polies, elle disparaît dans la foule, en tous points fidèle à sa réputation de timide». Un peu plus loin, elle ajoute: «le couple affiche une belle solidité après plus de trente ans de mariage». (p.215).

Le clan Drahi ne se laisse pas impressionner. Il aurait sèchement répondu à l’administration, en tout cas à en croire leur projet de réponse figurant dans les documents issus d’une fuite informatique que Heidi.news et la RTS ont pu consulter: «nous avons clairement l’impression que votre administration tente de faire maladroitement du volume face à la vacuité de ce dossier». Les fiscalistes contestent la date des photos produites par le fisc ainsi que la propriété de quatre sociétés dont ils disent qu’elles n’appartiennent pas à Patrick Drahi. Ils pestent aussi  contre cette journaliste, Elsa Bembaron, qui «tenait une rubrique dans les pages jaunes du Figaro à la rubrique économie, spécialisée dans les secteurs des télécoms et des médias. Elle n’est nullement une journaliste d’investigation et à ce jour n’a publié qu’un seul livre, celui-ci en 2017, sans l’accord de M. Drahi.»

Nervosité particulière

Contactée, Elsa Bembaron tombe des nues d’apprendre que M. et Mme. Drahi seraient séparés depuis 2005. «Lorsque j’ai rencontré Patrick Drahi sur le port de Jaffa en 2016, sa femme est très vite venue voir avec qui son mari passait l’après-midi…», s’amuse-t-elle. Aux déclarations de l’entourage Drahi qui la déclare mal informée, elle répond avoir réalisé «près de 150 entretiens durant neuf mois d’enquête» et interviewé «une vingtaine de proches» de l’homme d’affaires. «Jamais personne de son entourage n’a mentionné une quelconque séparation et Patrick Drahi m’a lui-même parlé de sa femme au présent». Elle constate aussi que les procédures judiciaires, notamment contre le site français Reflets.info, sont nouvelles pour l’entourage Drahi, qui «n’a pas pour habitude d’attaquer des journalistes. Il doit être particulièrement nerveux.»

En lisant les 198 pages du courrier des impôts à l’été 2021, les fiscalistes de Patrick Drahi sont également scandalisés par la référence des autorités fiscales à un article publié par un média affilié à l’extrême-droite, l’Observatoire du journalisme, OJIM. Le milliardaire s’emporte dans un mail du 26 août: «On devrait attaquer l’Etat de Genève pour antisémitisme quand il utilise une telle source dans son dossier me concernant.» Plus sobrement, ses fiscalistes expliqueront aux impôts que ce média mène un «combat culturel [avec] l’usage des rumeurs et de la théorie du complot, la ré-information et l’usage stratégique du confusionnisme. (...) On ne peut donc accorder aucun crédit aux “informations” qui y sont mentionnées.»

Mariage religieux après la séparation

Les avocats de Patrick Drahi ont beau se déclarer confiants, ils ont un problème: la relation complexe qui lie les deux époux Drahi. Comme le souligne l’administration, le couple s’est officiellement séparé en 2005, une «séparation de biens et de corps», expliquent les fiscalistes. Or, après la conversion de sa femme au judaïsme, le couple s’est marié religieusement en 2014, et Patrick arbore toujours une alliance. En juin 2014, le Wall Street Journal s’entretient avec des proches du milliardaire qui lui confient que: «Drahi ne fréquente pas les officiels français. (...) Il préfère dîner chez lui à Genève ou à Tel Aviv avec sa femme avec qui il est marié depuis bientôt 25 ans».

En mars 2015, sa femme assiste à sa remise du prix Scopus pour son soutien à la recherche de l’université de Jérusalem, racontée dans l’hebdomadaire français le Point: «Pour assister à “sa” soirée, présentée par [la journaliste et écrivaine] Colombe Schneck, agrémentée d’un dîner gastronomique casher de Yannick Alleno et arrosée d’un vin argentin (Flechas de los Andes), Patrick Drahi était venu en famille. Ses quatre enfants (deux fils et deux filles) étaient présents, ainsi que, bien sûr, sa femme (...).»

Pris dans un exercice de contorsion intellectuelle, Thierry S. un ancien de la fiduciaire KPMG désormais installé à Sion où il dirige la société Valais Management Services (VMS), l’un des family office de Patrick Drahi, écrit dans un mail du 7 septembre 2021 à l’un des associés du prestigieux cabinet Oberson Abels, classés meilleurs fiscalistes de Suisse: «le but est de démontrer la séparation en 2005, tout en maintenant la possibilité de faire valoir une vie commune plus tard mais pas à Genève (...).» Il n’hésitera pas à témoigner personnellement dans cette procédure pour affirmer leur séparation.

Une situation qui choque un expert fiscal consulté et préférant garder l’anonymat. «Si mon client m’avait dit en cours de route qu’il s’est séparé de sa femme, mais qu’ils se sont mariés religieusement des années plus tard et qu’il voulait que je plaide leur séparation auprès du fisc, je lui aurais conseillé d’aller voir un autre avocat.»

«Domicile fictif à Genève»

De son côté, Mme Drahi a demandé sa naturalisation à Genève. Pour ce faire, elle doit y résider 10 ans. Or sa résidence genevoise pousse le fisc à considérer que le couple vit ensemble à Genève. Thierry S. écrit alors à Patrick Drahi: «Il faut démontrer la réalité à savoir que [Mme Drahi] n’habitait pas à GE mais y est restée enregistrée pour des raisons liées à la naturalisation et il n’y a plus de dossier du fisc…»  Sauf que si Mme Drahi n’habitait pas à Genève, alors sa naturalisation n’a pas été obtenue dans les règles.

Dans un mail de préparation d’une visio-conférence le 24 août 2021, l’ex de KPMG va jusqu’à écrire à son patron: «Ces deux ans [sur lesquels les impôts posent des questions] couvrent 2015 et 2016 et à ce moment-là [Mme Drahi] avait son domicile réel en Valais et avait maintenu un domicile fictif à GE pour les besoins de la naturalisation; donc même s’ils étaient vus comme étant ensemble, ils n’étaient pas à GE; pour cette raison l’affirmation du domicile incontestable du domicile (sic) de [Mme Drahi] à GE doit être combattue.» De fait, Mme Drahi, passeport suisse en poche, finira par transférer, elle aussi, son domicile à Zermatt le 15 décembre 2020, peut-on lire dans un autre document du cabinet Oberson qui s’occupe des procédures administratives de Madame ainsi que de sa comptabilité, plus de dix ans après sa séparation avec son mari.

Mais surtout, les documents consultés par Heidi.news laissent peu de doute sur le caractère fictif de cette séparation. Ainsi, dans un document fiscal français qui demande de signifier les changements d’adresse à la clôture de l’exercice 2021, Patrick Drahi indique d’abord vivre à son propre domicile, un des sept chalets de luxe qu’il a fait construire sur les hauts de la station huppée, puis annonce son déménagement dans l’appartement plus modeste de sa femme, qui a officiellement transféré son domicile de Cologny à Zermatt quelques mois plus tôt, en décembre 2020. De même, dans des indications pour le personnel qui gère son jet privé, on peut lire sous le profil du milliardaire: «La famille est sa priorité! (...) assurez-vous que Madame D et les enfants sont heureux, c’est cela qui fait son bonheur…»

Jets privés et billets de bus

Pourtant, dans un message daté du 7 septembre 2021 que nous avons pu consulter, l’équipe Drahi maintient sa ligne et commente chacune des pièces apportées par le fisc. Ils envoient notamment des tickets de bus [que Patrick Drahi aime prendre parfois], deux en 2015, quatre en 2016, pour montrer qu’il est peu à Genève et font témoigner le jardinier de son épouse à Cologny, qui confirme.

Et les fiscalistes de continuer de plaider la séparation du couple Drahi: «Certes M. Drahi porte une alliance mais, comme il a été mentionné à plusieurs reprises, il est séparé et non divorcé.» La preuve: «Mme Drahi ne porte plus d’alliance depuis 2006; nous avons fourni 19 photos de Mme Drahi sans alliance qui couvrent une période allant de 2006 à ce jour et une avec son alliance en 2004». Les avocats justifient ensuite longuement ce mariage religieux, destiné selon eux à permettre aux enfants de faire pareil. Et plus loin: «Il n’existe pas de photos communes de M. Drahi avec Mme Drahi en public et malgré vos investigations vous n’en avez pas trouvé depuis 2009, écrivent-ils aux fonctionnaires genevois, M. Drahi et Mme Drahi n’ont pas d’activité sociale commune sauf certains événements particuliers concernant essentiellement les enfants ou les grands-parents.»

Il faut dire que l’enjeu est crucial pour le milliardaire. Depuis le 1er janvier 2021, les forfaits mixtes sont définitivement refusés en Suisse, une réforme que les fiscalistes avaient moyen d’anticiper. Sa femme étant devenue helvète, si la séparation devait être considérée comme fictive par les tribunaux, le couple Drahi verrait potentiellement son forfait fiscal annulé et serait alors à nouveau imposé à l’ordinaire, même en Valais. L’imposition d’après la dépense (ou forfait fiscal) est une taxation simplifiée pour les ressortissants étrangers résidant en Suisse sans y exercer d’activité lucrative. Elle se base sur le train de vie de ces personnes plutôt que sur leurs revenus ou leur fortune. Fin 2018, la Suisse comptait 4557 personnes au forfait, ayant acquitté un total de 821 millions de francs d’impôts.

Stratégie: impliquer les Valaisans

Mais les ennuis de Patrick Drahi avec les impôts genevois ne s’arrêtent pas là. Selon les documents que Heidi.news et la RTS ont pu consulter, les fiscalistes du milliardaire reçoivent, le 17 novembre 2021, une décision sur réclamation, c’est-à-dire un redressement fiscal, pour les années 2009-2016. Dès le lendemain, ils préparent un recours au Tribunal administratif de première instance (TAPI), qui fera l’objet d’un travail intense pour plusieurs avocats d’Oberson Abels à Lausanne, en lien constant avec Thierry S. en Valais et avec plusieurs rendez-vous, emails et appels téléphoniques avec les plus hauts responsables des impôts valaisans.

Car la stratégie des équipes Drahi consiste à impliquer les Valaisans dans leur recours, revu et mis à jour une quinzaine de fois, qui sera finalement envoyé le 16 décembre 2021 assorti d’un épais bordereau de pièces comprenant notamment les manifestes de vols de M. et Mme. Drahi.

Dans un milieu où il n’est pas rare de voir des hauts fonctionnaires rejoindre des études d’avocats après leur passage au service de l’Etat, cette proximité entre les fiscalistes du milliardaire et les préposés aux impôts interroge. Entre l’un des avocats d’Oberson et un employé de l’administration valaisanne des contributions, le tutoiement est de rigueur, lit-on dans un échange. Selon nos informations, certains échanges entre les autorités fiscales de Genève et du Valais auraient été transmis aux fiscalistes du précieux contribuable. Le milliardaire a-t-il bénéficié d’un traitement de faveur? Interrogés à ce sujet, les impôts valaisans n’ont pas souhaité nous répondre, invoquant le secret de fonction.

«Les gros contribuables sont plus intéressants»

Ce canton ne fait pas mystère de vouloir attirer chez lui les très riches contribuables, quitte à devoir les «voler» aux autres cantons. En octobre 2018, son service cantonal des contributions se vantait d’avoir attiré en quatre ans 89 contribuables ayant une fortune imposable de plus de 5 millions de francs, dont une dizaine en provenance de Genève. «Les gros contribuables sont plus intéressants pour les recettes des collectivités publiques», affirmait dans Le Temps le 28 octobre 2018 le service cantonal des contributions, ajoutant qu’il n’y avait pas que les avantages fiscaux qui rendaient le Valais attractif, mais aussi «des paysages montagneux d’exception».

En avril 2022, les avocats d’Oberson Abels préparent un deuxième recours contre les impôts genevois, concernant cette fois des amendes fiscales pour la période 2018-2019, procédure dans laquelle l’équipe Drahi implique cette fois les autorités fiscales vaudoises, pour des raisons que ne permettent pas de comprendre les documents consultés par Heidi.news. Cet autre recours sera envoyé le 6 mai 2022, mais ce n’est pas tout. En décembre 2021, le fisc genevois avait aussi posé de nouvelles questions, cette fois sur l’imposition de Mme Drahi. A ce sujet, l’un des fiscalistes avait écrit quelques mois plus tôt à Thierry S. du family office valaisan: «Nous souhaitons contester le dépôt des déclarations de 2017 à 2019 (qui ne sont pas taxées) de [Mme Drahi] en tant que contribuable assujettie de façon illimité (sic) afin qu’elle ne soit que contribuable limité (idem) du fait de la maison de Cologny. Pour des raisons tactiques cet argument sera soulevé un peu plus tard mais avant la fin de l’année. Ceci est à mettre en lien avec le point suivant (...): j’aimerai (sic) rencontrer avec toi et ton collègue le directeur du fisc VS afin d’évoquer la demande de contrôle fiscal de [Mme Drahi] pour la période 2011 2019 quant à son domicile genevois. En effet, dès ce contrôle ouvert, nous allons contester les déclarations 2017 à 2019.»

Au 30 juin 2022, les activités intenses du cabinet Oberson Abels ont déjà coûté plus de 90’000 francs suisses à Patrick Drahi pour les huit derniers mois. Comme si cela ne suffisait pas, ce jour-là, un courrier arrive aux fiscalistes du milliardaire: le contrôle concernant Patrick Drahi est étendu aux années 2017-2019, ce qui promet de nouvelles batailles juridiques dont l’issue est encore inconnue.

«Tôt ou tard, on se fait rattraper»

Lors de son discours de 2016 à Polytechnique (voir épisode 1), Patrick Drahi avait donné ce conseil aux futurs ingénieurs: «Il faut du courage, des qualités et de l’honnêteté. C’est important l’honnêteté, car si on n’est pas honnête, même si on est un génie, tôt ou tard, on se fait rattraper.»

Se faire rattraper. C’est précisément ce qui pourrait arriver à Patrick Drahi avec un redressement fiscal. Si le calcul de l’amende peut varier, il se constituerait au minimum des 9% de différence entre Genève et le Valais sur la période 2009-2019, soit 11 ans. En prenant comme base le forfait payé par Patrick Drahi dans les années 2000 dans le canton de Vaud alors que sa fortune – et donc son train de vie - était moindre, et en ajoutant l’amende qui est en principe égale au montant soustrait, la facture se monterait déjà à près de deux millions de francs suisses au minimum, jusqu’en 2019, sans compter les années suivantes. «Mais ça, c’est seulement si Genève ne conteste pas la base calculée par le Valais. Ils pourraient argumenter que les dépenses sont plus élevées, ce qui augmenterait le revenu taxé. Ou pire, considérer que le contribuable doit être soumis à l’impôt ordinaire et là ça pourrait faire très mal», commente un expert fiscal. Sachant que l’impôt sur la fortune correspond à 1% de la fortune mondiale qui s’ajouterait à un impôt sur son revenu mondial, le redressement pourrait atteindre plusieurs dizaines de millions de francs suisses.

Contacté, Patrick Drahi et ses avocats n’ont pas souhaité répondre aux 31 questions précises que nous leur avons envoyées. Ils affirment néanmoins: «par principe, M. Drahi ne commente, ni ne confirme ou n’infirme les allégations relatives à sa vie privée, à celle de ses enfants ainsi qu’à sa religion». Avant d’ajouter avoir «toujours payé les impôts et taxes dont ils sont redevables conformément aux réglementations applicables dans les pays concernés et n’ont jamais fait l’objet d’amendes prononcées par l’administration fiscale genevoise.»

link

Lire demain notre prochain épisode: Une fondation à but non lucratif aux activités bien intrigantes