Drahi et la Suisse, si vous avez raté le début
Voici une synthèse de notre enquête en cours, «Drahi par lui-même», reprise à l’étranger et qui commence à ébranler le monde politique. Elle a mobilisé plusieurs journalistes de Heidi.news ces dernières semaines ainsi que nos avocats, pour limiter les risques juridiques liés à ces révélations.
Heidi.news a lancé le 1er novembre la publication d’une longue enquête (6 épisodes à ce jour) sur la fiscalité du milliardaire franco-israélo-portugais Patrick Drahi, 11e fortune française et 18e suisse. C’est un magnat des télécoms et des médias domicilié à Zermatt, en Valais, au bénéfice d’un forfait fiscal, patron de plus de 50’000 salariés dans une dizaine de pays et depuis 2019 de Sotheby’s, la deuxième plus grosse maison d’enchères du monde. Pour cela, Heidi.news a collaboré avec la RTS pour les deux premiers épisodes, puis avec Le Monde pour ceux concernant sa collection de tableaux. Des éléments de l’enquête de Heidi.news ont été repris par The Art Newspaper à Londres.
Pourquoi c’est important? Notre enquête révèle des pratiques d’optimisation fiscale agressive, aux limites de la légalité, et cela avec le soutien bienveillant des autorités valaisannes. Cette optimisation supervisée par Patrick Drahi lui-même est orchestrée par Thierry S., un ancien de KPMG, responsable d’un des deux family office du milliardaire et basé à Sion. A la manœuvre, on trouve les avocats du très réputé cabinet genevois Oberson Abels, ainsi que des fiscalistes dans une dizaine de pays. Le Valais a fait de l’hébergement fiscal des super riches une priorité, devenant en 2020 le canton suisse avec le plus de forfaits fiscaux. Or Genève a ouvert une enquête sur la réalité du domicile valaisan de Patrick Drahi, et lui a infligé au moins deux amendes, avec un redressement possiblement à la clé, pour plusieurs millions.
D’où viennent ces informations? Il s’agit de milliers de documents (courriels, contrats, notes internes, tableurs, scans) issus d’une fuite informatique. Le 9 août 2022, le groupe cybercriminel Hive, apparu à l’été 2021 et ayant jusque-là attaqué avec son rançongiciel des hôpitaux et des fournisseurs d’énergie, a piraté les serveurs d’Altice, la holding de Patrick Drahi, et fait une demande de rançon. Laquelle n’a pas été satisfaite, en tout cas pas à temps, si bien qu’une partie du contenu de ces serveurs a été publié dans le darknet. Malgré son nom et sa réputation sulfureuse, le darknet est accessible à tout un chacun.
Qu’en ont fait les médias? Plusieurs médias y ont consulté ces documents Altice. Avant Heidi.news, la RTS et Le Monde, le premier à les utiliser a été le site français Reflets.info. Altice a déposé plainte devant le tribunal de commerce de Nanterre qui, le 6 octobre, a interdit à Reflets de publier de nouveaux articles sur la base des documents piratés – interdiction que Reflets n’a pas respectée, tout en déposant un recours (attendu le 23 novembre) et en mobilisant la profession contre une décision «liberticide». Heidi.news, a choisi d’exploiter ces données, malgré leur origine criminelle, en raison de leur intérêt public prépondérant et en se concentrant sur les aspects suisses.
Quelles sont les principales révélations?
D’abord, la bataille de Genève contre le Valais. En 2005, Genève a refusé un forfait fiscal à Patrick Drahi, qui en a obtenu un sur Vaud dans la foulée, en achetant un appartement à Rolle. Condition: rester 5 ans. Au termes desquels, pas un de plus, le milliardaire est parti à Zermatt, en Valais, où il a obtenu un autre forfait fiscal et acheté plusieurs chalets. Genève conteste la réalité de cette domiciliation et cherche à récupérer ce riche contribuable. Dans cette bataille, les autorités valaisannes font corps avec Patrick Drahi. La présidente de Zermatt, Romy Biner-Hauser, a accepté de témoigner en sa faveur. Quant au fisc valaisan, il semble avoir transmis aux équipes Drahi des éléments confidentiels de leurs échanges avec Genève.
Un des éléments clé est la séparation – ou non – de Patrick Drahi d’avec sa femme. «De corps et de bien», elle a été signée en 2005, mais les deux se sont mariés religieusement en 2014 et n’ont pas cessé d’être vus ensemble depuis 17 ans. L’enjeu est fiscal: si la séparation devait être purement formelle, alors le forfait du mari pourrait tomber, car sa femme était domiciliée dans une de leurs demeures de Cologny, à côté de Genève, avec une imposition ordinaire.
Il ressort des documents que Patrick Drahi a droit à un traitement de faveur de la part du fisc valaisan. D’abord, il obtient une exception pour la reconnaissance d’utilité publique (et donc d’exonération) de sa fondation: au lieu des 20% obligatoires de dépenses en Valais et en Suisse, le canton lui a accordé 5% seulement (une proportion que ne respectera même pas la fondation). Ensuite, le contrôle valaisan semble pour le moins laxiste. Quand elle verse 25 millions de francs à Altice USA (société à but lucratif), avec 100 millions prévus ces prochaines années, ou quand elle signe un contrat de plusieurs centaines de milliers d’euros avec le cabinet de Jacques Attali, l’ancien conseiller de François Mitterand, les buts idéaux de la fondation sont-ils respectés?
Patrick Drahi a acheté pour plus de 750 millions d’œuvres d’art majeures, Picasso, Modigliani, Chagall et autres Bacon. Une partie est stockée dans les Ports Francs de Genève. Le reste est accroché aux murs de ses chalets de Zermatt et de ses demeures de Cologny. Pour tenter d’éviter la TVA suisse, ses avocats ont plaidé «l’importation temporaire», un dispositif réservé aux musées.
Les œuvres, achetées par sa société luxembourgeoise Before SA, ont été revendues à deux sociétés offshore des Caraïbes appartenant à ses enfants, sans doute pour éviter l’impôt européen sur la plus-value pour les sociétés, ATAD2 (Anti Tax avoidance directive), entré en vigueur au 1er janvier 2022. Afin de passer sous le seuil de l’imposition, la valeur des œuvres a été baissée de 17,7 millions, sans demander d’expertise.
Quelles conséquences en Suisse? A Genève, le socialiste Sylvain Thévoz a déposé une question urgente vendredi 11 novembre au Grand Conseil: «Affaire Drahi: Genève dindon de la farce?» Le Conseil d’Etat doit se positionner sur 8 aspects de l’affaire. En Valais, le Conseiller national socialiste Emmanuel Amoos se dit «choqué» par la «grande complaisance pour l'octroi de ces forfaits fiscaux» et a annoncé à la RTS qu’il allait demander «la mise en place d'un contrôle accru» de la part du Conseil fédéral.