Les complotistes sont dans la rue et crient leur défiance. Mais sans confiance, que nous reste-t-il?
Les manifestations contre les mesures sanitaires s'enchaînent, en Suisse comme ailleurs. Elles réunissent des gens aux profils très différents mais qui se retrouvent autour d’un point commun, la défiance envers les autorités. Alors cette question: peut-on vivre dans un monde où l’on ne ferait plus confiance?
Vous connaissez probablement cet exercice. On se tient debout, bras écartés, tournant le dos à un partenaire. Et on se laisse tomber en arrière. On s’abandonne à la gravité puis aux bras de l’autre. Sensations garanties. Réconfort aussi: oui, on peut faire confiance à l’autre.
Le mot est lâché. La confiance. Elle est le socle sur lequel repose l’entier de nos vies. Quand nous roulons sans nous demander si les autres vont bien s’arrêter à leur feu rouge. Quand nous allons au restaurant persuadés que la nourriture n’est pas avariée et que le cuisinier respecte les règles élémentaires d’hygiène. Quand nous confions nos enfants à leurs enseignants. Quand nous croisons des policiers sans craindre qu’ils fassent usage de leur arme sur nous. Quand nous consultons un médecin et acceptons que son diagnostic et le traitement qu’il préconise sont les bons. Quand nous partons du principe qu’une information donnée par un média a été vérifiée. Quand nous déléguons la majeure partie de notre pouvoir à des représentants politiques.
Que resterait-il alors, sans cette confiance? Une succession de relations appréhendées la peur au ventre, avec la conviction que le prochain mauvais coup est imminent. Et qu’il vaut mieux frapper le premier, de manière préventive. Noyés dans cette pandémie qui exacerbe les tensions, certains n’en sont plus au stade de la méfiance. Nous sommes entrés dans l’ère de la défiance. Une défiance totale, avec les incessantes provocations qu’elle implique.
Une vie invivable. Où l’homme est un loup pour l’homme, comme disaient déjà les Romains. Où il s’agirait d’abord de dominer ou détruire l’autre dans une rivalité malsaine que Thomas Hobbes pense née de trois mères: la rivalité, la fierté et, justement, la méfiance. Dans son Léviathan, le philosophe théorise l’état de «guerre perpétuelle» auquel seule une passion peut mettre fin: la peur de la mort qui nous pousse à chercher la paix. Mais cela ne peut fonctionner que si nous voulons tous la paix. Il y a bien quelque chose de l’ordre de la foi, dans l’acte de confiance. On croit l’autre bien intentionné et on s’expose. Comme sur la route, chez le médecin, au restaurant. Comme partout, tout le temps.
Un archipel de théories vaseuses
La crise du Covid-19 a mis à mal le pacte de confiance. Cela se traduit par la contestation des pouvoirs publics et des autorités sanitaires, que nous voyons chaque semaine à l'œuvre dans les rues de Suisse, comme ce samedi 9 octobre à Genève, où une grande manifestation est prévue avec ses grandes figures récurrentes: Chloé Frammery, Francis Lalanne, Astrid Stuckelberger, François de Siebenthal. Parfois jusqu’à une forme extrême: le complotisme. Chez Heidi.news, nous nous y intéressons beaucoup. Nous avons enquêté sur le phénomène en 2020 et avons remis le couvert cette année, pour suivre le développement de la mouvance. Des développements, il y en a eus, à commencer par les atours plus policés des Amis de la constitution, biberonnés aux thèses complotistes mais devenus une force politique. Ils ont réussi à convoquer les Suisses aux urnes le 13 juin 2021 pour un premier référendum sur la Loi Covid, obtenant 39,8% des voix. Ils sont parvenus à le refaire - en un temps record pour la récolte de signatures -, et Berne tremblera jusqu’au verdict du 28 novembre.
Les Amis de la constitution incarnent un doute. Or le doute est compréhensible dans le maelström de cette pandémie. Les interrogations, remises en question et critiques au sujet des politiques publiques sont une nécessité. Elles témoignent même de la vitalité d’une démocratie. A ce titre, nous pouvons affirmer que la Suisse, qui fin novembre devra se prononcer pour la deuxième fois sur (presque) le même objet, se porte bien.
N’oublions toutefois pas que le mouvement a pris corps dans un univers mental fallacieux et irrationnel, celui du complotisme et de ses dérives sectaires, racistes et violentes. Un archipel de théories vaseuses et infondées, dangereuses souvent, qui séduisent pourtant une part non négligeable de la population. Celle qui n’a plus confiance.
Rien d’autre qu’un fonds de commerce
Ce que rappelle la contestation actuelle, quelles que soient les formes qu’elle adopte, est que la confiance se mérite et s’entretient. N’y a-t-il jamais eu de représentants politiques impliqués dans des scandales? Des agissements illégaux orchestrés par de grandes entreprises? La science ne s’est-elle jamais trompée, la médecine n’a-t-elle jamais failli? Les médias ne se sont-ils jamais plantés? Bien sûr que si. Mais pourquoi peut-on l’affirmer? Parce que cela s’est su. A l’ère d’internet, les secrets le restent de moins en moins. Même ceux de l’armée américaine et de ses fantasmagoriques services de renseignements, dénoncés par ceux que l’on a baptisés lanceurs d’alerte.
Pas des alertes reposant sur des mensonges ou du vent, mais sur des faits, des éléments concrets, des documents, des preuves. Soyons sérieux: nos complotistes romands, Chloé Frammery ou François de Siebenthal, ne sont ni Chelsea Manning ni Edward Snowden. Chez eux, la défiance n’est rien d’autre qu’un fonds de commerce, alimenté par le mensonge et la volonté de se faire mousser. Et si eux-mêmes se demandaient avec sincérité s’ils sont dignes de confiance?