Le haut plateau du Finnmarksvidda, dans l'Arctique norvégien, où a lieu le marquage annuel des rennes en vue de la migration hivernale. C'est aussi là que se précipitent les projets de transition énergétique. Photo: Rachel Barbara Häubi

Quand la transition énergétique vire au colonialisme vert

Notre journaliste spécialisée dans le climat a vécu deux mois dans l'Arctique norvégien pour découvrir les effets concrets d'un phénomène complexe: le colonialisme vert. Le territoire des Samis, dernier peuple autochtone d'Europe, est convoité par de nombreux projets: mines de cuivre pour les batteries de nos futures voitures électriques, centrales à hydrogène et d’ammoniac verts comme carburant pour les paquebots, forêts d’éoliennes et construction de barrages… Voilà les Samis face à un deuxième front, celui de la transition énergétique en plus de celui du dérèglement climatique qu'ils subissent en première ligne.

Publié le 30 octobre 2021 05:58. Modifié le 31 août 2022 15:30.

70 degrés nord au-dessus du cercle arctique. Chaque muscle de mon corps s’accroche tant bien que mal à l’engin à six roues qui grimpe avec fracas, faisant fi des obstacles. Sur mes genoux, Dielku, le chien de berger, ne craint pas les gifles des branches qui pour un peu, nous auraient décapités. Au contraire, il s’impatiente: les rennes sont proches. On prend de l’altitude et bientôt, les bouleaux nains cèdent la place à une toundra qui s’étend à perte de vue. Le moteur s’essouffle; je respire à nouveau. Anders, un Sami éleveur de rennes, bondit du véhicule et braque ses jumelles vers l’horizon.

  • Regarde, lance-t-il en me tendant les binoculaires, on voit la tour Eiffel.

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Anders Nils N. Buljo jumelle pour repérer ses rennes. Il est temps de les rassembler pour le marquage des faons. Photo: Rachel Barbara Häubi

Au loin, sur le versant voisin, la toundra se ponctue de points blancs et bruns. Des rennes déjà regroupés en vue de la migration hivernale par ses confrères de la siida – une alliance entre familles d’éleveurs. Mais ce n’est pas cela qu’il désigne: plus haut, la ligne d’horizon bute sur une verticalité imposée, métallique. Des pylônes électriques gigantesques, portant des lignes à haute tension, s’érigent en monuments de l’énergie, du développement.

  • C’est la nouvelle ligne de 420 kilovolts, lâche Anders en roulant sa cigarette. Elle traversera tout le nord de Sápmi. Elle n’est bonne qu’à effrayer les troupeaux. Avec un habitant et demi au kilomètre carré, on n’a pas besoin de ce monstre.

Sápmi. C’est ainsi que les Samis – le dernier peuple autochtone d’Europe – baptisent les terres qu’ils habitent depuis des millénaires. Ce territoire appelé aussi Laponie se situe à l’extrême nord du continent, à cheval entre la Norvège, la Finlande, la Suède et la Russie.

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Nous dormons à sept, sous une tente traditionnelle samie, nommée lávvu. Photo: Rachel Barbara Häubi

J’ai vécu un mois avec la famille d’Anders. On m’enseigne les rudiments de la culture, la récolte de plantes, des baies, la pêche et la préparation de la viande. Voilà plusieurs jours que nous sommes reclus du monde, sur le haut plateau du Finnmarksvidda. Le soir, emmitouflée sur une peau de renne, je cherchais le sommeil dans la lávvu, la tente traditionnelle, entre le crépitement des braises et les pieds d’une grand-mère nonagénaire déjà endormie. A l’extérieur, des bourrasques assaillaient la fine bâche qui nous séparait de l’immensité noire. Je ne me doutais pas, alors, que cette ligne à haute tension, destinée entre autres aux «nouvelles énergies renouvelables», deviendrait le fil conducteur de mon reportage, un tracé reliant les rencontres et récits récoltés durant deux mois dans l’Arctique norvégien, tels des galets sur mon chemin.

L’Arctique, pris dans l’étau de l’Occident

L’Arctique se réchauffe trois fois plus rapidement que le reste de la Terre et influence le climat mondial dont on dit qu’il est le chef d’orchestre. Sa banquise estivale, vouée à disparaître d’ici 2050, cède la place à de nouvelles voies maritimes commerciales, dont la célèbre Route de la Soie polaire. Mais aussi, à une course aux matières premières: le Grand Nord recèlerait à lui seul près de 20% des réserves mondiales de gaz et de pétrole. De quoi affoler les convoitises des grandes puissances et des multinationales.

Dans l’ombre de cette nouvelle guerre des ressources en milieu polaire, un million d’âmes autochtones, dont les Samis. Des peuples en première ligne de l’urgence climatique et dont la survie dépend en partie de la nature. Pourtant, le paradoxe est terrible: nombreux vous diront que le réchauffement les menace moins que les développements dits «verts» qui visent à y remédier.

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L'Arctique se réchauffe trois fois plus rapidement que le reste de la Terre. Photo: Rachel Barbara Häubi

Mines de cuivre pour les batteries de nos futures voitures électriques, centrales à hydrogène et d’ammoniac verts comme carburant pour les paquebots, forêts d’éoliennes et construction de barrages… Double peine pour les Samis, les voilà face à un deuxième front, celui de la transition énergétique en plus de celui du dérèglement climatique.

  • Ils veulent que le Finnmark deviennent la batterie de l’Europe, s’est indignée une éleveuse de rennes.

Une ruée vers la pépite verte après celle vers l’or noir?

En septembre 2021, Aili Keskitalo, alors présidente du Parlement sami en Norvège, se rendait au Swiss Green Economy Symposium à Winthertur, pour dénoncer un «colonialisme vert».

«Qu’est-ce que la durabilité? a-t-elle lancé à l’assemblée. Si je suis là, c’est parce que votre monde a débarqué dans mon monde en brandissant ce terme. Au nom de la transition énergétique, nos terres ancestrales sont accaparées. Combien d’éleveurs de rennes abandonnent leurs pratiques durables, car on a retiré la terre sous leurs pieds! Est-ce cela, la durabilité? Pour nous, il n’est pas question d’esthétique du paysage, mais de la survie de notre culture.»

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Dans l'enclôt destiné au marquage des faons, l'éleveur Mikkel Anders Oskal attrape un renne au lasso pour lui retirer sa balise. Photo: Rachel Barbara Häubi

Tabea Willi, de la section suisse de la Société pour les peuples menacés, ne dit pas autre chose. «On assiste à une répétition de l’Histoire, sauf qu’on a troqué la tunique rouge pour la cape verte», m’a-t-elle confié. Et cet été, une ONG, l’initiative Equinox pour la justice raciale, a accusé le Green Deal de l’Union européenne de colonialisme vert.

Première plaque tournante au monde dans le négoce des matières premières, dotée d’une place financière majeure, la Suisse détient sa part de responsabilité.

«De nombreuses banques et multinationales suisses, comme Credit Suisse, UBS ou BKW participent souvent au financement de projets controversés. C’est le cas du plus grand parc éolien terrestre d’Europe, situé en Norvège, et de mines de nickel en Russie», poursuit Tabea Willi.

Pour une justice climatique

A la veille de la COP26 à Glasgow, cette série de reportages se veut une invitation à la nuance. Un pas de côté pour prendre en compte la complexité d’un défi dont les acteurs et enjeux sont multiples et variés, contradictoires et interconnectés. Pour trouver les solutions sans répéter les erreurs du passé, il faudra sans doute s’extraire de clivages manichéens qui voudraient diviser le monde entre les «bons» et les «méchants», les «grands» et les «petits», les «écolos», et les «pollueurs».

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Un éleveur de rennes avance dans les ruines d'une ancienne mine de cuivre, qui empiète sur les terres destinées au vêlage. Photo: Rachel Barbara Häubi

Entre le blanc et le noir, je vous invite dans une zone grise, tout au nord de l’Europe. Si la transition verte est nécessaire, la question demeure: comment s’y prendre?

«On ne protège pas la nature en détruisant la nature», m’a dit un éleveur de rennes sur les gravats d’une mine de cuivre béante, laissée à l’abandon, objet du premier épisode de cette Exploration.

Dans un monde où les plus vulnérables face au réchauffement climatique sont aussi ceux qui y ont le moins contribué, écoutons ces voix trop rarement invitées au débat. A défaut de les inclure à la table des négociations, je suis partie à leur rencontre, pendant deux mois.

Ce reportage a été réalisé avec le soutien d’une bourse attribuée par la Fondation Jordi pour le journalisme.