Le cuivre, l’or vert des uns, la misère des autres
A l’extrême nord de la Norvège, bien au-dessus du cercle polaire, la construction de deux mines de cuivre menace des pêcheurs et éleveurs de rennes samis - les derniers peuples autochtones d’Europe. Deux millions de tonnes de déchets miniers seront déversés chaque année dans le Repparfjord. Avec pour ambition de devenir la «première mine neutre en carbone au monde», l’entreprise Nussir ASA se dit «pionnière dans la transition énergétique». Jusqu’à récemment, Credit Suisse comptait parmi les principaux investisseurs. Reportage dans les ruines de la transition verte.
Du verre se brise sous les pas de Per Johnny Skum, un éleveur de rennes sami. Il avance à tâtons dans les décombres d’une centrale à l’abandon. Dans cette ancienne usine minière, perchée dans les montagnes dominant le Repparfjord, dans l’Arctique norvégien, les années 1970 sont pétrifiées. Gants, WC, tables à manger, tuyaux… il ne manque que les ouvriers. On progresse dans un décor fantôme, jonché de plastiques et de débris, digne d’un scénario de catastrophe nucléaire.
«C’est toujours comme ça», commente Per Johnny en poussant un casque de chantier avec son pied, «ils viennent avec des promesses d’emplois, font faillite et décampent en laissant leurs déchets.»
Depuis qu’il sait marcher, Per Johnny élève des rennes. Semi-nomade, son année se déroule à la cadence d’une transhumance entre son pâturage estival, sur les côtes ventées du Repparfjord, et hivernal, dans les terres enclavées de Kautokeino, à 200 km de là. Une tradition ancestrale, mise à rude épreuve lorsque le plus grand gisement de cuivre de Norvège est découvert dans l’alpage où vêlent ses rennes.
En 1972, des routes ont été construites et les pâturages transformés en mines à ciel ouvert. L’entreprise Folldal Verk promettait alors vingt-cinq ans de rendement. Six ans plus tard, le cours du cuivre chute et dans la foulée, l'exploitation a fermé ses portes.
Aujourd’hui l’histoire est sur le point de se répéter.
Le boom du numérique et du tout-électrique ressuscite les investissements. La compagnie Nussir ASA voit un potentiel de 80 millions de tonnes de minerai de cuivre dans deux gisements souterrains. De quoi générer 200 à 300 emplois ces trente prochaines années.
Le gouvernement et la municipalité ont donné leur feu vert, malgré un recours déposé par le Parlement sami. S’étendant sur les montages d’Ulveryggen et de Nussir, l’exploitation empiétera sur deux districts d’éleveurs de rennes. Selon un rapport, la moitié des familles touchées seront contraintes d’abandonner leur activité.
Je leur donne dix ans d’exploitation avant qu’ils déguerpissent à leur tour, soupire-t-il.
Et toi, depuis combien de temps ta famille élève-t-elle des rennes ici?, je lui demande.
Il se fige, puis se retourne pour me faire face. Son regard azur s’est éclairé un instant.
- Depuis des centaines d’années.
Miner la nature pour le climat
Selon le Ministère du Commerce et de l’Industrie norvégien, cette mine serait nécessaire à la transition énergétique. Avec pour ambition d’être 100% électrifiée, il s’agirait de la «première mine neutre en carbone au monde».
«Nous minons pour un avenir durable. Nussir ASA sera pionnière dans le contexte climatique et contribuera à atteindre les objectifs de l’Accord de Paris», peut-on lire sur leur site web. Le cuivre extrait pourrait «électrifier près de 2,6 millions de voitures», vante la société.
«Pourquoi devrais-je abandonner mon mode de vie, ma culture, et mon moyen de subsistance pour que d’autres puissent rouler en Tesla?», rétorque Per Johnny Skum. Après un silence, il ajoute: «On ne protège pas la nature en détruisant la nature. Si le climat se réchauffe, cela veut dire que la nature essaie de réparer quelque chose, de se rétablir d’un virus.»
Et si c’était nous le virus?, je me demande à voix haute.
C’est possible, mais si nous arrêtons de surexploiter la Terre, alors elle ne nous apercevra plus comme un ennemi.
Sur son visage, la détermination se teinte de déception. «Beaucoup de membres de la communauté n’ont plus la force de se battre. Si je parle aujourd’hui, c’est pour que mes enfants aient la possibilité de choisir leur avenir.»
L’arrière-cuisine d’une transition
A quelques kilomètres de là, la Terre est mutilée, comme si on y avait enfoncé un scalpel géant. Une plaie béante, de laquelle suinte une eau turquoise, toxique.
«Les rennes ne boivent jamais cette eau. Ils sentent qu’elle est empoisonnée», dit-il. Dans ses mains, il tient un cordon détonant récupéré sous mes pieds, sorte de mèche ultra-rapide qui explose plutôt qu'elle ne brûle. «Petits, on estivait ici dans notre lávvu (tente traditionnelle samie, ndlr.), et on jouait avec ces fils explosifs, on se faisait des antennes sur la tête. Ça ne devrait jamais se trouver ici», dit-il en le lançant à l’arrière de son véhicule.
Et pourtant, autour de nous, il n’y a que ça. Dans ce désert lunaire et stérile, roches, ferrailles et plastiques cohabitent. Il faut dire que les fosses ont trouvé une seconde vie: outre le stockage des déchets miniers, en 2007, l’Agence norvégienne pour l’environnement autorise d’y déverser des boues de forage pétrolier.
«Lorsque la nature est déjà détruite, ils utilisent cela comme prétexte pour continuer d’exploiter. Un projet mène toujours à un autre. Pour une mine, même souterraine, il faut des routes, des tunnels, des entrepôts et des lignes électriques…» Une route d’accès de près de six mètres de large serpente dans la montagne, entaille la végétation. Bientôt, une nouvelle ligne à haute tension de 420 kilovolts viendra strier le ciel, approvisionner l’industrie pétrolière d’Hammerfest en énergies renouvelables. En contrebas, sur le rivage, une usine d’ammoniac bleu devrait voir le jour.
«Coup après coup, nous perdons des parts de notre territoire. Comment migrerons-nous lorsqu’il n’y aura plus de voies pour transiter?» Nussir ASA a proposé des compensations financières. «Nous avons besoin de terres, pas d’argent!», rétorque-t-il.
Un renne nous surprend, suivi de près par son petit; ils s’éclipsent de notre champ de vision aussi rapidement qu’ils y sont arrivés. «La semaine dernière, un mâle s’est emmêlé avec un fil de fer. Si on n’arrive pas à l’attraper à temps au lasso, on n’aura plus d’autre choix que de l’abattre». A 52 ans, Per Johnny se souvient des décès intrigants de faons lors des vêlages aux printemps qui ont suivi la mine. Le diagnostic? «Une pneumonie suite à l’inhalation des poussières minières.»
«L’élevage de rennes est le pilier de la culture et de la langue des Samis. S'ils continuent, ils effacent notre identité. Et c’est pareil pour les Samis côtiers.» En sami, Nussir signifie nez. «Car la montagne ressemble à un géant allongé sur son dos, avec son nez qui dépasse», sourit-il.
En contrebas s’étendent les eaux calmes du Repparfjord, classé comme «fjord national pour le saumon atlantique». Deux millions de tonnes de résidus chimiques et de métaux lourds y seront déversés chaque année, menaçant l’industrie de la pêche locale. L’Institut de recherche marine norvégien dénonce une irresponsabilité environnementale. La Norvège est l’un des cinq derniers pays au monde à autoriser la décharge sous-marine de déchets miniers.
L’énergie a un prix
«C’est le prix à payer pour avoir du cuivre dans le monde», lance la chercheuse Marianne Frantzen, dans une salle de l’institut Fram.
Tout autre décor. Nous voilà à Tromsø, la porte de l’Arctique, point de départ de nombreuses expéditions polaires, surnommée la Paris du Nord. Les plateaux ventés du Finnmark ont cédé la place à des couloirs en verre où claquent d’autres sabots. Le centre de recherche du Grand Nord pour le climat et l’environnement, le FRAM center, vibre de recherches et de découvertes à bout touchant. Marianne Frantzen et Anita Evenset, biologistes marines et écotoxicologues à Akvaplan-niva, m’y accueillent. Entre 2015 et 2017, mandatées par Nussir ASA, et plus tard sur des fonds publics, elles ont étudié les effets des rejets miniers de Folldall Verk sur la faune marine du Repparfjord.
Dans la zone de dépôt centrale, l’écosystème ne survivra évidemment pas. Mais en-dehors de ce périmètre limité, malgré des effets négatifs, notamment en termes de mortalité précoce, les résultats indiquent qu’il y aura une restauration relativement rapide de la faune benthique après la fermeture de l’exploitation, commence Anita Evenset. Cependant, la structure de la communauté benthique peut varier.
Qu’est-ce que cela signifiera pour les pêcheurs?
Ils devront probablement délocaliser leur activité, mais il n’y a pratiquement plus de pêcheurs à Repparfjord depuis longtemps…
Ces études ont été réalisées quatre décennies après la fermeture de la mine en 1978. A-t-on la moindre idée de l’impact durant cet intervalle?
Nous n’avons aucun moyen de savoir combien de temps il a fallu pour que la faune réapparaisse, car aucune étude n’existe à ce sujet. Mais on suppose que cela s’est produit relativement rapidement, si on se base sur d’autres cas similaires.
Et le retour des habitants du coin?
Ils sont évidemment importants, mais ils se focalisent souvent sur des impacts locaux et des conflits d’intérêts, balaie Marianne Frantzen, avant d’ajouter: Le permis de Nussir est basé sur les meilleures connaissances actuelles. C’est une question de compromis. Si nous souhaitons approvisionner le monde en cuivre pour le virage vert, alors il faudra l'extraire de manière durable. Et contrairement aux croyances populaires, un dépôt sous-marin peut, dans certains endroits, être moins risqué qu’un stockage terrestre. Après, c’est sûr, tout a un coût.
La question est: qui paie?
* * *
Quelques jours plus tôt, à Klubbukt, un village de pêcheurs sur la rive droite du Repparfjord, des coups de marteaux résonnaient dans le port. Ils ont guidé mes pas jusqu’à Einar Juliussen, absorbé par la réparation du mât de son bateau. En tant que descendant d’une lignée de Samis côtiers, la pêche est pour lui plus qu’un métier, elle est ancrée dans son identité. A 56 ans, il a vu son village natal se vider au fil du temps: «de 70 à 7 habitants aujourd’hui», précise-t-il.
Dans les années 1970, la société minière Folldal Verk a déversé plus de trois millions de tonnes de déchets miniers dans le Repparfjord. Einar s’en souvient: «Six ans après le début de l’exploitation, il n’y avait plus de cabillaud. C’est seulement trente ans plus tard que des poissons sont réapparus petit à petit, mais la situation n’est toujours pas entièrement rétablie.»
Nussir ASA prévoit de rejeter vingt fois plus de résidus miniers que son prédécesseur. Pour Einar, cela risque d’avoir des répercussions au-delà du fjord: «Chaque année, les cabillauds déposent leurs œufs dans le Repparfjord. S'ils détruisent les frayères avec l'exploitation minière, cela impactera le stock de poissons dans la mer de Barents.» Il ajoute: «Le courant marin risque aussi d’évacuer les particules au large. On sait que tout ce qui quitte les eaux du Repparfjord, on le retrouve à plusieurs kilomètres de là, sur l’île de Seiland.»
- Je vous interromps? Un autre homme est apparu sur le ponton, qui grince sous ses pas.
Visage souriant, coiffé de cheveux blanc-neige, Thor Andersen, 57 ans, connaît bien la polémique autour de Nussir. Car un camp d’activistes, bloquant le début des excavations de la future mine, s’est installé devant sa porte. «Je les fournis en eau et en électricité, ils se battent pour nos droits», explique-t-il.
Lui aussi est un pêcheur sami: «J'étais adolescent lorsque la mine entrait en fonction. Avant cela, la pêche était excellente; on en vivait très bien. Mais lorsque l’exploitation a commencé, plus personne ne voulait acheter les poissons, car leurs branchies étaient vertes», grimace-t-il en montrant son cou. «On a essayé d’en manger, mais c’était infect. Même le chat n’en voulait pas. Et ce n’était qu’un vingtième de ce qu’ils comptent déverser aujourd’hui!»
Un coup de massue qui aura raison de sa profession: «J’ai fini par devoir vendre mon bateau et travailler pour une compagnie pétrolière pour gagner mon pain. Les seuls qui ont tenu le coup sont les propriétaires de grands bateaux, capables de naviguer en mer de Barents, poursuit-il. Mais plus l’embarcation est grande, plus il faudra pêcher pour la rentabiliser.»
Le coût est aussi social, comme l’atteste son comparse Einar: «Tout à coup, mon père était régulièrement absent pendant trois mois d’affilée car il fallait aller pêcher au loin. A la maison, on était une famille amputée d’un parent.»
Si la nouvelle mine se poursuit, tu devras aussi partir pendant trois mois?
Trois mois ou même plus. Ça va à l’encontre de notre culture. Pour nous, la vie familiale et la pêche locale sont indissociables. Si nous devons partir, notre culture déclinera rapidement.
Maintenant que la pêche reprend, Thor a quitté son travail pétrolier et refait l’acquisition d’un bateau. Ses yeux scintillent lorsqu’il en parle. «Il ne fait que 28 pieds. Si la mine ouvre, ça risque d’être compliqué. Mais je ne rêve que d’une chose: pouvoir vivre à nouveau de la nature, de la chasse et de la pêche.»
Autour de nous, l’eau est un miroir imperturbable. Seul le cri des mouettes et le grincement des cales brisent le silence. «C'est une blague de dire qu’on jette des déchets à la mer pour le virage vert, lance Einar. J’ai toujours eu l’impression que le Finnmark était une colonie en marge de l’Europe. A présent, je n’ai plus aucun doute.»
* * *
Contacté par visioconférence à mon retour, le CEO de Nussir ASA, Øystein Rushfeldt, donne la version de la compagnie:
«Si le projet bafouait des droits humains, le gouvernement, qui se conforme aux lois norvégiennes, ne nous aurait jamais accordé son feu vert. Historiquement, la région a connu des activités minières à ciel ouvert, sans aucune preuve d’impact négatif pour les éleveurs de rennes et les pêcheurs. L’élevage de rennes ne sera pas affecté, car les nouvelles mines seront souterraines, et il existe peu, voire plus aucun pêcheur professionnel à Repparfjord. Je n’ai jamais eu connaissance de pêcheurs qui auraient dû interrompre leurs activités professionnelles à cause de rejets miniers.»
Ce reportage a été réalisé avec le soutien d’une bourse attribuée par la Fondation Jordi pour le journalisme.