Black-out: arrêter le téléphérique de Zermatt ou l’usine Nestlé, la Suisse devra choisir
L’idée de cette exploration est partie d’une vidéo. Le 27 septembre 2021, le président en exercice de la Confédération, Guy Parmelin, appelle dans un clip publié sur le site de l'Organisation pour l'approvisionnement en électricité en cas de crise (Ostral) les grands consommateurs à se préparer à des coupures volontaires. Pourquoi cet exercice incroyable? Parce que la Suisse est menacée de pénurie électrique et que ces délestages seraient le seul moyen d’éviter un black-out.
La guerre en Ukraine déclenchée le 24 février 2022 et les risques liés à l’interruption des livraisons de gaz et de pétrole russes créent une panique sur les marchés. Son effet concret reste à voir mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’avant-même ces événements dramatiques, la Suisse était déjà en position de grande faiblesse pour son approvisionnement énergétique, et c’est cela que nous allons vous raconter dans cette Exploration en dix épisodes. Dépendance des voisins, incroyable retard dans le photovoltaïque, barrages à vide, éoliennes qui ne tournent pas rond, espoirs dans la géothermie: c’est toutes ces questions, et d’autres encore, que nous allons aborder avec des reportages de terrain et des interlocuteurs de premier ordre.
Si gouverner c’est prévoir, l’intervention de Guy Parmelin est, sans jeu de mot, un électrochoc pour la Suisse. Depuis des lustres, le pays produit plus d’électricité qu’il n’en consomme. Ses réseaux sont considérés comme les plus sûrs du monde. Et ses grands barrages sont une fierté, très rentable qui plus est. Quand les turbines de la Grande-Dixence se mettent à tourner, c’est l’équivalent d’un réacteur nucléaire qui est disponible en trois minutes.
La Suisse n’existe plus
Mais justement, la Suisse au cœur de l’Europe est aussi au centre de ses réseaux interconnectés. La plus grande machine jamais construite par l’homme, comme me le fera remarquer un électricien. Cette machine relie le Cap Nord à Gibraltar et Istanbul à l’Ecosse. Or si cette position centrale était enviable, elle ne l’est plus aujourd’hui. Le retrait de la Suisse de l’accord-cadre avec l’Union européenne a torpillé l’accord sur l’électricité négocié depuis 14 ans. Pour nos voisins, la Suisse n’existe plus, comme me le fera remarquer encore un électricien. Mais l’UE est un bouc émissaire commode. Est-elle vraiment la seule responsable de la future misère électrique esquissée par Guy Parmelin?
Pour le savoir, j’ai dû attendre la fin des mesures liées à la pandémie pour que nos installations — grandes ou petites — et leurs opérateurs soient à nouveau accessibles autrement qu’en visioconférence. On en apprend toujours plus dans les discussions informelles qui suivent les visites sur le terrain. De l’enceinte de confinement de la centrale nucléaire de Gösgen, par exemple, au centre de conduite de Swissgrid à Aarau, en passant par un parc solaire fantôme à Bournens, les électriciens m’ont fait part des difficultés qu’ils anticipent. Mais aussi des solutions qu’ils envisagent et qu’il faut parfois aller chercher sous 1500 mètres de granite dans le nouveau laboratoire de géothermie de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, ou sur un lac de retenue au pied du Grand Saint-Bernard.
Le message officiel est rassurant mais partout, en off, les électriciens suisses confient leurs inquiétudes. Comme cet ingénieur qui lâche: «On paie les 20 dernières années, pendant lesquelles on n’a rien fait alors qu’on voyait bien ce qui allait arriver.» Difficile de le contredire quand on sait que la Suisse a moins de 50 éoliennes sur son territoire, alors qu’il y en a 1600 dans un pays assez comparable comme l’Autriche. Ou que l’on déploie péniblement 500 mégawatts de puissance solaire par an quand, pour suivre les objectifs de l’Office fédéral de l’énergie, ce devrait être plutôt 1500, soit trois fois plus. Et notre ingénieur de reprendre: «Je ne pense pas qu’on ira jusqu’au black-out, mais les délestages pour les éviter sont certains.»
Arrêter le téléphérique de Zermatt ou l’usine Nestlé?
Comment choisira-t-on ces délestages? Préfèrera-t-on arrêter les téléphériques de Zermatt ou de Verbier plutôt qu’un quartier de Lausanne ou une usine de Novartis ou Nestlé? Le plan de l’Ostral prévoit trois scénarios allant d’interdictions ou de restrictions pour certains consommateurs à des coupures temporaires de régions entières. Certes, se préparer au pire ne signifie pas que le pire va arriver. Mais en est-on certain?
Le moins que l’on puisse dire est que la question énergétique est désormais, avec la guerre en Ukraine et les menaces sur l’approvisionnement en gaz russe, l’éléphant au milieu de la pièce pour toute l’Europe. Les électriciens de Suisse comme des pays voisins considéraient déjà avant cette crise que leur industrie était confrontée aux plus grands défis de son histoire: crise climatique, passage à la mobilité électrique qui accroît la demande, intégration de sources de production vertes mais aussi imprévisibles et décentralisées comme le solaire et l’éolien… A cela s'ajoute en Allemagne, en Belgique et en Suisse la sortie du nucléaire.
Partout, les autorités se sont mises à une chasse aux économies d’électricité, rebaptisée sobriété énergétique. Elles tentent de grappiller quelques térawatt-heure, comme les quatre par année que pourraient permettre la construction ou le relèvement d’une quinzaine de barrages en Suisse. Mais le compte n’y est pas. Selon les analyses, c'est plutôt entre 15 et 20 térawatt-heure par an qui risquent de manquer à la Suisse dans les prochains hivers.
La solution c’était… le gaz
Ajoutez à cela une logique de marché européen qui fait tomber les derniers grands contrats pluriannuels d’importations et le fait que nos voisins comptent aussi sur les importations pour combler leur propre pénurie, et vous comprendrez pourquoi les prix de l’électricité se sont déjà envolés à des niveaux sans précédent cet hiver, avant même l’invasion de l’Ukraine.
Le problème n’est pas pour demain: il est déjà là. Sur le marché européen, le courant qui se vendait entre 2 et 4 centimes le kilowatt-heure il y a deux ans s’échangeait déjà entre 50 et 70 centimes avant le début conflit armé, bondissant même à 85 centimes. Pour mémoire un kilowatt-heure c’est 4 heures de TV… Au dernier trimestre 2020, la Suisse avait payé 20 millions de francs pour ses importations d’électricité. Pour les trois derniers mois de 2021, c’était plus d’un milliard, avec dix fois plus de volume et à un prix cinq fois supérieur. Si vous avez l’impression que l’essence qui a doublé en deux ans est hors de prix, le kilowatt-heure c’est fois vingt et les importations fois cinquante. Et si vous vous demandez si cette inflation apparaîtra sur votre prochaine facture, la réponse est dans la question.
Jusqu’à il y a deux semaines, la solution à ce problème s’appelait le gaz. Le 17 février 2022, la ministre Simonetta Sommaruga a présenté la stratégie envisagée par le Conseil fédéral pour faire face au pic de demande de la fin de l’hiver, quand l’eau des barrages est épuisée et que le rendement du solaire est faible. Ce plan passait par de nouvelles économies d’énergie, une augmentation des réserves hydrauliques dès l’hiver prochain et, surtout, la mise en service de trois centrales à gaz.
Passons sur le timing de cette stratégie gazière quelques jours avant que le robinet russe ne menace d’être fermé. Passons aussi sur le fait qu’au prétexte de la transition énergétique, la production électrique en Suisse deviendrait plus carbonée alors qu’elle ne l’était justement presque pas. Les questions principales que se posent les spécialistes est de savoir qui va investir dans des centrales qui ne fonctionnent que quelques jours par an et d’où viendra le gaz?
La piste des économies d’électricité — bien que très ambitieuse à -30% en 2050 selon l’objectif fixé par l’OFEN — est certes prometteuse, mais elle est limitée par l’augmentation inexorable de la demande des pompes à chaleur et des voitures électriques qui vont augmenter la consommation électrique d’au moins 50%. Se pose aussi la question du financement des réserves hydrauliques. L’électricité des barrages, qui sert aujourd’hui à répondre aux pics de demandes (la fameuse demande de pointe), est vendue très chère. Si elle reste dans les lacs de retenue, qui compense le manque à gagner et à combien celui-ci se chiffrera?
Comme en Allemagne, où le ministre vert de l’économie et du climat Robert Habeck ne s’interdit plus d’envisager le prolongement des dernières centrales nucléaire, la Suisse s’apprête à devoir faire des choix qui vont enflammer le débat autour de la nouvelle Loi fédérale pour un approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables, qui sera débattue ce printemps au Parlement.
Fort heureusement, l’électricité intéresse les Suisses. C’est même un des rares pays où à peu près tout le monde à un avis sur la question, avec souvent un niveau élevé d’éducation sur le sujet. C’est une chance, parce que si le black-out doit être évité, notre Exploration montre aussi que cela passera par l’inventivité des électriciens qui dessinent des solutions prometteuses.