A quoi ressemble un père accusé d’avoir tué son enfant?
Je rencontre Alexandre presque huit ans plus tard. A quoi ressemble un père accusé d’avoir tué son enfant? A monsieur Tout-le-monde, me dis-je en poussant une porte encombrée de trottinettes et de vélos premier âge.
Après la mort d’Eitan, Alexandre et Yoanna ont eu deux petites filles, aujourd’hui âgées de 6 et 2 ans. Leur appartement ressemble au mien, avec ses dessins de maternelle en bataille et ses photos d’enfants souriants dans des cadres.
Il me regarde à peine. Son mètre quatre-vingts plié sur l’ordinateur, il fait défiler des dizaines d’articles consacrés au syndrome du bébé secoué. Alexandre veut me montrer que ce diagnostic fait l’objet d’une rude controverse. Sa vie, m’explique-t-il, se trouve au milieu d’un champ de bataille médical.
Comme beaucoup de parents, j’ai entendu parler du syndrome du bébé secoué. Je sais que les adultes doivent se méfier d’eux-mêmes. Poussés à bout par des pleurs incessants, ils peuvent en venir à attraper leur bébé sous les aisselles et à le secouer violemment, faisant aller sa tête d’avant en arrière. Ce geste peut handicaper ou tuer l’enfant. Il laisserait trois types de traces:
du sang dans le cerveau
et/ou derrière les yeux et
des lésions dans le cerveau.
Lorsqu’ils repèrent cette «triade», les médecins évoquent le diagnostic de bébé secoué avec plus ou moins de certitude, selon que l’enfant a un seul ou plusieurs de ces symptômes.
Accidents de voiture et syndrome du bébé secoué
En France, près de 400 cas de bébés secoués sont signalés à la justice chaque année. Une enquête est alors ouverte. Il s’agit, m’explique Guy Bertrand, commandant de la brigade des mineurs de Paris, d’identifier l’auteur du geste: «A partir du moment où je lis certaines choses sur le certificat médical, les parents peuvent me raconter ce qu’ils veulent, je sais que j’ai affaire à un bébé secoué.»
Le syndrome du bébé secoué existe dans la littérature médicale depuis les années 1960. A l’époque, plusieurs médecins anglo-saxons s’intéressent au fonctionnement du cerveau. En 1968, un neurochirurgien américain, Ayub Ommaya, cherche à identifier les lésions cérébrales provoquées par des accidents de voiture. Il place des chimpanzés anesthésiés sur des chaises roulantes, qu’il percute violemment pour simuler une collision. La tête des singes, laissée libre, bascule d’avant en arrière: un mouvement qualifié de whiplash (coup de fouet). Les animaux présentent ensuite des hématomes sous-duraux. Ces études, financées par l’industrie automobile, avaient pour but d’améliorer la sécurité routière. Elles sont lues avec intérêt par des médecins qui cherchent à comprendre pourquoi certains enfants souffrent de saignements intracrâniens.
Parmi eux, Norman Guthkelch chirurgien pédiatrique dans le nord de l’Angleterre. Ces saignements sous-duraux l’intriguent, car ils peuvent survenir sans prévenir chez des enfants a priori en bonne santé, sans pathologie, ni trace apparente de sévices. Lors de consultations, il observe que certains parents manipulent leur bébé avec brutalité. Des travailleurs sociaux lui expliquent que secouer les enfants pour les faire taire est une pratique courante dans la région.
Pensée dévoyée
En 1971, Norman Guthkelch imagine que le mouvement d’avant en arrière de la tête peut être à lui seul responsable des hémorragies cérébrales. Pour avoir formulé cette hypothèse, il est présenté comme le «père du syndrome du bébé secoué». A la fin de sa vie, il dira que sa pensée a été dévoyée. Il fera partie, tout comme Ayub Ommaya, des rares médecins à défendre les parents mis en cause.
Au début des années 1970, le radiologue américain John Caffey s’intéresse à son tour au mouvement du whiplash. Il craint une «épidémie de secouement». D’après lui, les symptômes du SBS peuvent être induits par un secouement violent, mais aussi par des faits plus anodins, comme une quinte de toux ou une tape dans le dos. La doctrine a depuis évolué. On enseigne désormais en France que le lien entre ce mouvement de coup de fouet et les symptômes du SBS est certain. Et le geste qui le provoque, nécessairement violent.
En France, le docteur Anne Laurent-Vannier, une petite dame menue aux cheveux gris, court les plateaux télé et les palais de justice pour alerter sur les dangers du secouement. Experte judiciaire auprès de la Cour de Cassation, elle intervient dans les procès de bébés secoués, et comptabilise 200 expertises sur le sujet. Même quand elle n’est pas désignée, il lui arrive de se faufiler sur les bancs du public d’une cour d’assises. A 70 ans, c’est toujours le sujet de sa vie.
Ces journalistes qui cherchent à faire le buzz…
Je tente de la joindre à plusieurs reprises. Elle finit par me répondre. Elle veut bien parler de prévention, mais ne souhaite pas participer à une controverse sur le syndrome du bébé secoué. Selon elle, le débat médical n’existe que dans la tête des journalistes qui «cherchent à faire du buzz» : «Il y a un consensus scientifique extrêmement solide, tout le monde est d’accord, sauf une poignée de médecins», m’assure-t-elle au téléphone.
En septembre 2021, Anne Laurent-Vannier m’ouvre finalement la porte d’ un appartement haussmannien rempli de lumière et des jouets de ses petits-enfants. «Tout le monde est susceptible d’avoir parfois envie de secouer un enfant. C’est même anormal de ne jamais avoir envie, m’explique-t-elle, en m’offrant un café. Mais c’est un geste très violent. N’importe qui ne passe pas à l’acte.» Cette experte a dédié sa carrière aux enfants. Elle en a déjà deux quand, dans les années 1980, elle devient chef du service de rééducation pédiatrique des hôpitaux de Saint-Maurice (Val-de-Marne, région parisienne). Pendant 30 ans, elle prend en charge des enfants atteints de troubles neurologiques graves, qui «allaient bien jusqu’à ce qu’il leur arrive quelque chose: une crise d’épilepsie, un accident vasculaire cérébral ou un secouement». Pour ces petits patients, les gestes du quotidien deviennent une odyssée. Anne Laurent-Vannier leur apprend à tenir une cuillère, à se déplacer en fauteuil roulant. «Nous, les rééducateurs, devons faire avec les séquelles. Et c’est une prise en charge extrêmement dure.»
Les hôpitaux de Saint-Maurice et l’hôpital Necker travaillent main dans la main. «Je voyais mes confrères en difficulté. Il n’y avait pas de critères diagnostiques pour le bébé secoué. Ils se retrouvaient face à des gens qui disaient n’avoir rien fait. Ils vivaient le signalement comme un acte de délation, alors que c’est un acte de protection.» A partir des années 1990, les IRM et les scanners permettent de mieux voir les saignements cérébraux. Au milieu des années 2000, Anne Laurent-Vannier contacte la Haute autorité de santé (HAS). «Il fallait donner une ligne de bonne conduite concernant le syndrome du bébé secoué.»
L’experte prend la tête d’un groupe de travail, composé d’une vingtaine de personnes: médecins légistes, radiologues, magistrats. Sous l’égide de la HAS, ils publient des recommandations en 2011. Le document indique qu’en cas d’hématome sous-dural et d’hémorragie rétinienne, le diagnostic de SBS est hautement probable. En présence des seuls hématomes sous-duraux, il est possible. Les symptômes sont censés apparaître très vite après le secouement et les médecins estiment que ceux-ci sont répétés dans plus de la moitié des cas. «Le signalement au procureur de la République s’impose. Il est le seul moyen de déclencher une double procédure: civile en vue de protéger l’enfant sans délai; pénale s’agissant d’une infraction.»