Chloé Frammery, enseignante de mathématiques dans un collège à Genève et figure de proue d'Agora TV, la chaîne complotiste aux millions de vues
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Sortir de la matrice, mode d’emploi

Après avoir gagné sa confiance sur les réseaux sociaux, j’obtiens une première rencontre avec Chloé Frammery, la star genevoise des complotistes, pour près de deux mois de «undercover journalism», une infiltration qui commence sur la terrasse brûlante du café Remor, à Genève.

Publié le 28 septembre 2020 16:00. Modifié le 12 octobre 2020 16:56.

«T’as pas mis un masque, quand même?»

C’est la première question que me pose Chloé Frammery, les sourcils froncés, lorsque je lui explique être venu de Lausanne en train. Nous sommes le 14 juillet, huit jours après l’instauration du port du masque obligatoire dans les transports publics. J’improvise:

  • Non, non, seulement quand le contrôleur est passé… pour ne pas me faire sortir du train

  • Mais il n’y a aucun arrêt entre Lausanne et Genève, fait-elle remarquer, tu aurais pu tenir tête au contrôleur et de toute façon descendre à Genève.

  • Hum… c’était un RegioExpress!

Ouf. Pour cette fois, je m’en sors. Mais je me rends compte que je vais devoir m’accoutumer à mon nouveau rôle: journaliste complotiste.

Lire aussi notre éditorial: Nous avons infiltré un journaliste chez les complotistes acharnés de Suisse romande

Nous sommes sur la terrasse du Café Remor, à Genève, par une touffeur écrasante. Chloé Frammery, grande blonde élancée au sourire «Colgate», très maquillée, m’accueille d’une bise chaleureuse à laquelle je ne peux pas échapper. Elle me tend un flyer enjoignant à «boycotter massivement le port du masque» ainsi qu’une pétition contre l’application de traçage SwissCovid, que je m’empresse de signer. Ici, on n’a «pas peur du Covid», on a échappé à la «matrice», on est entre «éveillés». Ici on sait que le Covid est une vaste fumisterie.

Pour comprendre qui est cette femme et comment j’ai atterri à sa table, il faut remonter quelques mois en arrière.

La soupe de vaccins

Mars 2020. Chloé Frammery, enseignante de mathématiques dans un collège genevois, d’origine franco-belge, publie sur Facebook une vidéo intitulée «La crise vue de Suisse» (elle changera plus tard de titre en s’appelant «Covid-19: La Suisse au cœur des décisions mondiales»). Se filmant devant le siège de GAVI (Global alliance for vaccination immunisation), une organisation internationale sise à Genève œuvrant à faciliter la vaccination dans les pays en voie de développement, elle débite un discours qui fera mouche. Elle évoque les liens entre GAVI, la fondation Bill & Melinda Gates, l’OMS et l’industrie pharmaceutique autour du projet ID2020, qui a pour but de mieux prendre en charge les sans-papiers en leur créant une identité numérique grâce à la biométrie. Sur ce socle véridique et vérifiable, elle extrapole: «cette petite bande» serait en train de mettre au point un «petite soupe de vaccins avec des puces électroniques» afin de nous inoculer des «dispositifs de surveillance».

Ce qui n’a aucune base factuelle, comme l’expliquent les services de «fact-checking» que les journaux ont mis en place, comme cet article de Libération ou celui-ci du Dauphiné.

Peu importe: la vidéo d’une vingtaine de minutes devient virale, cumule plus de 2,5 millions de vues sur Facebook avant de se faire censurer par le géant américain. Chloé Frammery affirme que ce n’est pas Facebook qui l’a censurée, mais YouTube, avant de laisser réapparaître deux mois plus tard. Toujours est-il que cette vidéo donne une visibilité aussi soudaine que massive à cette femme qui s’était affichée comme «gilet jaune» à Genève et était apparue sur des vidéos en compagnie du comique français controversé Dieudonné, condamné récemment par la justice française à 10’000 euros d’amende pour avoir tenu des propos racistes et «injurieux à l’égard des juifs victimes de l’Holocauste» en juin 2017, dans son spectacle Le Bal des quenelles. Avec sa vidéo «Covid-19: La Suisse au cœur des décisions mondiales», la chaîne de Chloé Frammery passe de 200 abonnés à 5000 en deux jours, et continuera à croître jusqu’à atteindre 23’200 au moment où j’écris ces lignes, à la mi-septembre 2020.

Les merdias corrompus

Les mois suivants, Chloé Frammery capitalise sur ce coup de projecteur pour gagner de la popularité sur les réseaux et se mettre en lien avec les «éveillés» français et suisses. Ensemble et avec l’aide d’un cameraman amateur, ils lancent, en avril, Agora TV. «La nouvelle chaîne de télévision web», qui emprunte son générique à la BBC, se veut une alternative aux grands «merdias corrompus et mondialistes». Selon les complotistes, tous les médias généralistes sont complices du pouvoir et alimentent une peur irrationnelle autour du virus.

Image tirée du site complotiste 1291.one

La chaîne YouTube vise à centraliser et visibiliser les discours des «lanceurs d’alerte», comme s’autoproclament les complotistes, de la région genevoise et lémanique. Les vidéos consistent généralement en des «allocutions» de «lanceurs d’alerte», qui racontent face caméra l’horrible vérité qu’ils connaissent et «qu’on ne voit pas dans les médias». Le montage rudimentaire et le côté «écoutez-moi, moi je sais ce qui se passe réellement» donnent à ces vidéos une authenticité, un «parfum de vérité».

Réinformer la population au plus vite

Agora TV s’intéresse à cinq principaux thèmes: le satanisme, la pédocriminalité, la 5G, les vaccins et évidemment le Covid. Pour les «lanceurs d’alerte», tous ces sujets sont étroitement liés et forment ensemble un immense et dangereux complot ourdi à Genève, siège de la mondialisation où se trouvent les sièges de GAVI, de l’OMS et de l’ONU. Il s’agit de prévenir la population au plus vite, de la «réinformer». Début septembre, la chaîne comptait plus de 27’500 abonnés et sa vidéo la plus populaire, qui annonce que le vaccin en cours de préparation contre le Covid contiendra diverses maladies dont le Sida, atteignait 1,9 millions de vues.

Serge Michel, le directeur éditorial de Heidi.news, a observé de près l’essor du mouvement à Genève, sans recevoir de réponse quand il a voulu leur poser des questions. En juin il m’a appellé pour me proposer une mission qu’il qualifie d’«un peu kamikaze»: passer pour un jeune journaliste égaré, intégrer Agora TV en bénévole et raconter cette nébuleuse de l’intérieur, au plus près de ces mystérieux complotistes. Mon goût du risque et une certaine inconscience me font lâcher un «oui» au téléphone. Challenge accepted.

C’est dans la poche

Il a alors fallu mettre au point une stratégie d’approche pour contourner la méfiance des conspirationnistes. Sur Twitter, réseau de prédilection de Chloé Frammery, je supprime presque tous mes abonnements et me mets à suivre les Raoult, Dieudonné et autres voix dissidentes. Je like et retweete leurs contenus, commente leurs publications et poste des photos de l’alpage où je me trouve alors pour donner un coup de main à un berger, histoire de parfaire mon image «hors-système». Puis je contacte Frammery avec un message du genre: «Je suis journaliste de formation (ce qui est vrai), j’ai eu plusieurs expériences dans les médias généralistes (ce qui est vrai), ils m’ont jeté comme une vieille chaussette et je veux travailler autrement (ce qui est faux)». Elle est enchantée, souhaite me rencontrer au plus vite. C’est dans la poche.

Nous voilà donc à cette terrasse, que Chloé Frammery appelle son «QG». Au fil de la discussion, elle se montre vive d’esprit, structurée et curieuse. Elle s’exprime bien et manifeste beaucoup d’intérêt pour tous les sujets de conversation. Elle est bien loin de la marginale perdue dans sa bulle que je m’étais figurée. Plus la discussion avance, plus il m’est difficile de me souvenir que face à moi se tient la figure de proue de la complosphère franco-suisse. «Comment a-t-elle bien pu basculer?», me demandai-je en boucle.

À la table se trouve également Gérard Scheller, qui s’avèrera être le bras droit de Chloé. Caché derrière une barbe broussailleuse et des lunettes aux verres teintés, ce professeur de mathématiques à la retraite depuis quatre ans reste silencieux. Avant le Covid et la propulsion de Frammery sur le devant de la scène, tous deux ont partagé des années de militantisme à gauche. Gérard Scheller a été candidat au Grand Conseil à Genève en 2009 sur la liste SolidaritéS et fondé l’antenne genevoise du collectif Attac.

En 2018, alors que la paire souhaite se présenter sur la liste SolidaritéS pour le Grand Conseil, la candidature de Frammery est exclue par les membres de SolidaritéS car elle est jugée «trop prolixe sur les réseaux sociaux». Scheller se retire dans la foulée. Ils lancent alors ensemble la liste «Égalité et Équité», en compagnie de candidats dégottés à la dernière minute, ayant pour point commun de remettre en cause le système. «On a tous été, de près ou de loin, victimes d’autorités qui ont essayé de nous bâillonner», déclarait Chloé Frammery au Courrier.

Le positionnement de la paire sur l’échiquier politique paraît indéchiffrable, illisible. D’un côté, ils dénoncent les inégalités, les multinationales, le capitalisme, veulent renationaliser la Poste et Swisscom. D’un autre, ils se définissent comme profondément opposés à un État broyeur, flou et manipulateur.

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Chloé Frammery et Gérard Scheller durant l'appel avec les avocats de Stan Maillaud, aka Le Zorro blanc, qui purge quatre ans de prison pour enlèvement d'enfants. DR

«On a un tournage tout à l’heure, ça te dit de venir?» propose Chloé. Quelques bouchons plus tard, je me retrouve en banlieue genevoise, dans le salon du modeste appartement de Gérard Scheller. Le «tournage» consiste à enregistrer une visioconférence avec les avocats d’un certain Christian Maillaud, gendarme français actuellement en prison. Se faisant appeler «Stan» ou «Le zorro blanc» sur la toile, Christian Maillaud réunit depuis plus de quinze ans un groupuscule de fidèles visant à combattre de prétendus «réseaux pédophiles sataniques». Décrit comme un «gourou manipulateur» lors d’un premier procès, il a lui-même été condamné en janvier dernier à quatre ans de réclusion pour tentative d’enlèvement d’enfants. Selon lui, il avait prévu d'emmener ces enfants pour justement éviter qu’ils ne soient enlevés par les pédophiles sataniques. La vidéo d’Agora TV consiste à discuter avec ses avocats pour faire le point sur son recours contre la décision, ainsi qu’à lancer une levée de fonds en faveur de Christian Maillaud.

Pendant qu’ils discutent des détails judiciaires, je scrute la bibliothèque de ce mystérieux Gérard Scheller. S’y côtoient de nombreux livres d’enquête sur des scandales économiques, les œuvres complète de Jean Ziegler et un petit ouvrage intitulé «Les cercles dans les blés et leurs mystères». Il m’a dit juste avant, sur la terrasse, être poursuivi pour diffamation après avoir dénoncé un psychiatre qui, selon lui n’en est pas un. Le retraité se fait justicier.

Arrivé un peu à reculons dans cette histoire, je sens monter en moi une curiosité insatiable. Toujours tapis dans un coin de ce salon, à écouter leur plaidoirie en faveur d’un mystérieux gourou, un tas de questions m’assaillent. Comment ces gens éduqués ont-ils basculé? Qui sont-ils vraiment? Quel est le rapport entre le Covid et la prétendue pédocriminalité?

Pour chercher des réponses, il va falloir m’enfoncer deux mois durant au plus profond de cet obscurantisme qui prospère à nos portes. Je suivrai ces rebelles dans tous leurs délires, dans tous leurs combats, afin de les comprendre et de palper, en creux, les aspérités d’une société dont ils (se?) sont exclus.

Prochain épisode:
Je vis de l’intérieur le lancement du référendum contre l’application de traçage SwissCovid et observe le contraste entre le discours de façade des complotistes et leur pensée profonde...

Quelques précisions suite à la publication

Cet article a été modifié le 9 octobre pour tenir compte de certaines réclamations (pas toutes!) des personnes concernées. Des précisions ont notamment été apportées sur la vidéo virale de mars 2020 de Chloé Frammery: l’évolution du titre de la vidéo et sa censure par les plateformes Facebook et YouTube.

Mme Frammery a aussi tenu à dire qu’elle n’avait jamais reçu les questions envoyées par la rédaction de Heidi.news avant que Sami Zaïbi se présente à elle. Il s’agit d’un email envoyé à son adresse @bluewin.ch que Heidi.news avait obtenu par l’une de ses connaissances. Mme Frammery affirme que ce compte a été désactivé, vraisemblablement par Bluewin, mais la rédaction de Heidi.news n’a pas reçu de message d’erreur après l’envoi.

Quant à l’ancien gendarme français Christian Maillaud, actuellement en prison, le groupe de Chloé Frammery et d’AgoraTV, qui soutienent sa cause, affirment qu’il n’a pas été condamné pour «tentative d’enlèvement d’enfants», comme écrit ci-dessus sur la base de cet article de France3 Nouvelle Aquitaine, mais pour «association de malfaiteurs», et pour une durée inférieure à quatre ans. Des vérifications sont en cours: la rédaction de Heidi.news précisera si nécessaire ces éléments.