Tristan Mendès-France. DR
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«Nos démocraties sont déjà malades, avec les algorithmes et les réseaux sociaux, ça empire»

Publié le 02 octobre 2020 20:39. Modifié le 05 octobre 2020 08:20.

Le complotisme 2.0 doit son existence et son succès aux réseaux sociaux. Les complotistes que j’ai suivis ne s’informent et ne communiquent presque que par ce biais-là. Pour mieux comprendre comment Facebook, YouTube et Twitter ont généré la vague actuelle de conspirationnisme, et où ils vont la mener, j’ai appelé Tristan Mendès-France, maître de conférence associé à l’Université de Paris, spécialiste des cultures numériques, qui observe de près les phénomènes extrémistes.

Heidi.news: Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans le complotisme?

Tristan Mendès-France: Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans l’accélération des délires complotistes en ligne. On sait aujourd’hui que les algorithmes influencent énormément nos choix de clics. Je vous donne deux chiffres: sur YouTube, qui est l’un des principaux accélérateurs des théories complotistes, 70% des vidéos vues quotidiennement n’ont pas été cherchées spécifiquement mais recommandées par l’algorithme. Et sur Facebook, 64% des profils qui ont rejoint des groupes extrémistes et complotistes l’ont fait car ces groupes leur ont été suggérés par les algorithmes. Donc les réseaux sociaux et les algorithmes sont de véritables accélérateurs de théories complotistes.

Prenons l’exemple des terre-platistes. Ils existent depuis de nombreuses années mais ont toujours été marginaux. Avec l’apparition des réseaux sociaux, il y a véritablement eu une accélération de la diffusion de la théorie de la terre plate. Cela génère un effet de loupe déformant, qui donne une visibilité qui va au-delà de ce que ces groupes représentent réellement. 

Avec le Covid, ces théories ont encore gagné en visibilité...

Oui, il n’y a absolument aucun doute que la séquence Covid a été l’un des principaux accélérateurs, ces dernières années, de toutes les théories conspirationnistes. Cela s’explique par le fait que pendant le confinement, beaucoup de gens sont allés en ligne pour s’informer, et ont privilégié les réseaux sociaux plutôt que les sites individuels. Ils ont été exposés, de façon massive, à de multiples fausses théories qui ont semé le doute dans leur esprit. Ainsi, des études ont montré que, depuis le début de la pandémie, l’audience de la  mouvance «QAnons» [voir épisode 3], sur ses dix premières pages Facebook mondiales, a augmenté de  600%.

Quelle est la responsabilité de Facebook dans cette effervescence?

En 2018, Facebook a modifié sa stratégie. Il a décidé de dégrader la visibilité algorithmique des pages, qui sont essentiellement utilisées par des médias, et d’accélérer ce qui est produit par les groupes et les profils. Cela a eu des conséquences significatives: aujourd’hui, la plupart des théories complotistes émergent à l’intérieur de groupes Facebook, comme on le voit avec «QAnons» mais aussi beaucoup d’autres mouvances marginales complotistes.

Les complotistes prônent le rejet en bloc des médias traditionnels. Le font-ils vraiment?

Non. Ils pensent être en train de se battre contre le système et veulent boycotter les médias. Mais quand on voit leurs contenus, ils se nourrissent essentiellement de ce qui est produit par les médias traditionnels, sous deux formes: soit l’information va dans le sens de leur préjugé, soit elle va dans le sens inverse et ils veulent la dénoncer. Donc le boycott des grands médias est une fiction.

Les médias complotistes reprennent souvent les codes des médias traditionnels, comme avec «Agora TV». Cela fonctionne-t-il?

Malheureusement, oui. Ces médias ont un certain crédit, simplement parce que les personnes qui ont un profil complotiste sont très peu regardantes sur le crédit de la source de l’information. S’il y a écrit «newsinfo.com», ils vont partager le contenu et le définir comme une vraie information.

Lors de mon infiltration, j’ai remarqué que beaucoup de complotistes étaient issu du mouvement «Gilets jaunes». Y a-t-il, sur les réseaux, une porosité entre les «dissidences»?

Oui, il est tout à fait fascinant de voir qu'il y a un véritable diffusion intergroupe, voire interplateforme. Les groupes «Gilets jaunes», anti-5G, anti-vaccin, etc., ne sont pas du tout hermétiques. Il suffit que des individus partagent des contenus dans ces différents groupes pour polliniser ces différents espaces. Des passerelles se créent et forment des synergies entres différents groupes qui finissent par mutualiser du contenu.

Il semble nécessaire de davantage modérer les contenus de ces plateformes. Comment le faire sans trop entamer la liberté d’expression?

La modération est une question fondamentale. Les plateformes sociales peuvent éliminer du contenu en ligne, mais elles le font seulement quand ça franchit vraiment la ligne rouge. Une autre façon d’opérer, que je trouve beaucoup plus intéressante, consiste à limiter l’accélération, c’est-à-dire de ne pas interdire aux gens de dires des choses totalement délirantes, mais de faire en sorte que ces choses n’acquièrent pas une visibilité qui aille au-delà de leur audience naturelle. Logiquement, les platistes devraient avoir une audience limitée aux platistes. Mais ces contenus vont essaimer beaucoup plus largement, du fait de cette accélération algorithmique. Comme le disent les Américains, il faut bien distinguer le freedom of speech du freedom of reach. Personne n’a un droit fondamental à ce que son contenu devienne viral et soit poussé par les algorithmes.

Comme le montre l’excellent documentaire Netflix The Social Dilemma, les réseaux sociaux créent des bulles de filtrage qui cloisonnent les groupes sociaux…

Au début du mouvement des «Gilets jaunes», j’ai fait l’expérience de créer un faux profil, et je me suis amusé à aimer des pages et groupes «Gilets jaunes» ainsi que d’autres pages et groupes «test» qui n’avaient rien à voir. En quelques jours, j’ai constaté que mon fil d’actualité était devenu entièrement orienté «Gilets jaunes». Donc il y a véritablement un enfermement qui se crée. Notre horizon informationnel se réduit strictement, au bout d’un moment, à quelques contenus qui sont plutôt radicalisés et toujours orientés dans la même direction.

Quand on est cloîtrés dans cette bulle, on adopte une vision clivante du monde. C’est «nous» contre «eux». On peut aussi devenir agressif lorsque l’on est confronté à une opinion adverse. Nos démocraties sont déjà un peu malades, mais je crois qu’avec les algorithmes et les réseaux sociaux, ça empire en accélérant la parcellisation en communautés des individus. C’est inquiétant.