Le jour où j'ai rencontré Vladika Iakov, l'évêque russe du pôle Nord
Vladimir Poutine a appuyé la légitimation de la guerre en Ukraine sur plusieurs courants idéologiques, comme le slavophilisme ou l’eurasisme. Mais aussi sur un retour à des valeurs prétendument traditionnelles, portées par l’Eglise orthodoxe, rouage essentiel du pouvoir au point d’avoir su en amont pour l’invasion et les plans du Kremlin. Lequel utilise l’Eglise comme une arme spirituelle afin d'irradier l’immense territoire russe, notamment dans le Grand Nord. Là «règne» l’évêque Iakov, devenu objet de fascination pour le grand reporter italien Marzio Mian, qui nous raconte ici sa quête, entravée par la guerre, le régime et le FSB.
Saint-Pétersbourg, 11 avril 2019, Hôtel Kempinsky. C'est ici, vers huit heures du matin, que mon obsession pour le père Iakov a commencé. Une obsession qui a fini par m'entraîner dans le tourbillon d’une histoire maudite, liée aux premières heures de l'invasion de l'Ukraine et révélatrice du rôle des dirigeants orthodoxes chrétiens dans l'offensive anti-occidentale de Moscou.
«Mon père, puis-je?», demandé-je. «La bonne façon de vous adresser à moi est “votre Béatitude”, ou “Vladika”, évêque"», me corrige-t-il à peine m’étais-je approché de sa table avec déférence. Il est seul et semble avoir terminé son petit-déjeuner. Je l'avais observé un long moment, à bonne distance, alors qu'il mangeait quatre œufs durs accompagnés de deux verres de champagne. Pendant une heure environ, il était assis avec un homme trapu, au ventre large, à la grosse tête rosée sur laquelle reposent, comme des ailes de papillon, deux moustaches noires. Il s'agissait de Vyacheslav Ruksha, surnommé le «remorqueur» en raison de sa taille, et parce qu'il a longtemps dirigé les chantiers navals de Mourmansk, un port du Nord donnant sur la mer de Barents. Il est aujourd'hui le très puissant directeur adjoint de Rosatom, la société nationale russe pour l’énergie atomique.
Vyacheslav Ruksha est même l'homme de Rosatom directement désigné par le Kremlin pour superviser le développement du «Severnyy Morskoy Put», la fameuse «route maritime du Nord» qui s'étend sur 6500 milles nautiques (12’000 km) de la mer de Barents au détroit de Béring. Une sorte de Via Appia arctique du néo-impérialisme russe. Ruksha est né et a grandi ici et son amitié avec Vladimir Poutine remonte à son adolescence, lorsque tous deux vivaient dans le même quartier populaire de Leningrad — redevenue depuis Saint-Pétersbourg.
En ce mois d’avril 2019, dans l’ancienne cité des tsars, Ruksha et Vladika Iakov ont comme moi participé au Forum international de l'Arctique — un congrès de deux jours qui offre une tribune aux ambitieux projets arctiques de la Russie. Un sommet qui s’était terminé la veille au soir, le 10 avril, par le discours liminaire de Vladimir Poutine. Vladika était installé au premier rang, son skouphos (ce chapeau cylindrique noir porté par les ecclésiastiques orthodoxes) sur la tête. Pile en face du président russe, et à côté de son ami le «remorqueur».
Un messie et une odeur d’oignon
Mais j’avais déjà bien compris l’importance du personnage dès le premier jour du Forum quand, un espresso à la main, je l’avais vu pour la première fois. Apparu d’on ne sait où et semblant avoir traversé le temps, il avait fendu la foule de gens badgés du centre Roscongress, sur lesquels il exerçait une attraction messianique. Il marchait à grands pas, haut, droit et athlétique, dans sa longue robe de gabardine noire que portent les archimandrites dans les monastères orthodoxes. Il ne prêtait aucune attention à tous ceux qui lui faisaient place, inclinaient la tête et se signaient à son passage. Il regardait droit devant lui, son imposante croix d'argent se balançant à chaque pas comme un encensoir sous sa barbe grisonnante. Et, en un instant, comme il était apparu, il avait disparu, laissant derrière lui une odeur ancienne et rance d'humidité et d'oignon.
«Mais qui est ce type, qu'est-ce qu'il fait ici?», ai-je demandé à Olga, l’attachée de presse du gouverneur de Yakoutie, dès que je m'étais remis de cette vision. «C'est un moine, le plus puissant de toute la Russie, a répondu Olga. Il rend compte directement au patriarche Kirill, qui l'a nommé évêque de l'Arctique pour présider la paroisse la plus septentrionale de la planète. Kirill a créé la paroisse spécialement pour lui à Narian-Mar, une vaste région qui comprend également les archipels polaires de Nouvelle-Zemble et de la Terre François-Joseph. Pourquoi est-il ici? Parce que c'est une icône absolue. Rien ne se passe dans l'Arctique russe sans sa bénédiction. Poutine décide et ordonne, Iakov bénit et consacre.»
«Vous permettez?» Vladika a encore quelques restes d'œuf dur pris dans les poils de sa barbe lorsque je m'assieds à sa table dans la salle Beau Rivage du Kampinsky. Ce matin, il porte un kalimavkion — un chapeau haut de forme noir avec un voile descendant jusqu'à l'arrière de ses épaules. Il entrelace les doigts de ses mains, manucurées et robustes, sans bague. Il lève les yeux de ses notes désordonnées griffonnées sur une feuille de papier et me transperce d’un regard mêlant toutes les nuances de la glace arctique. Mais ses pupilles brillent, comme si son esprit était occupé par des pensées fiévreuses.
«Moi, j’ai traversé le feu»
Avec un sourire à la fois doux et impitoyable, il me dit qu'il doit partir, qu'il n'a pas le temps. Il s’exprime dans un anglais ostensiblement parfait. Je lui demande de me parler de là-haut, de l'endroit où il vit, je lui dis que j'ai enquêté dans de nombreux endroits de l'Arctique mais que je n'ai jamais visité le pays du peuple des Nenètses, c'est-à-dire la région de Narian-Mar, et puis je voudrais savoir qui il est. On me dit qu'en plus d'être théologien, il est philologue et expert reconnu de Pouchkine. L'évocation du poète national saisit sa vanité.
«Pensez à quel point c'était irréfléchi de ma part de commencer mes études par le Shakespeare de votre Occident individualiste qui doute de tout. Pensez à la négligence dont j'ai fait preuve, me dit-il en croisant les bras. A l'université d'Etat de Moscou, j'ai d'abord étudié la littérature anglaise, mais cela m’a semblé être une trahison envers la Russie et ma mère, qui me lisait nos classiques quand j'étais enfant. Nous vivions dans le territoire de Stavropol, sur le versant nord du Caucase, sur les pentes du mont Elbrouz, la plus haute montagne de Russie (et, avec ses 5643 mètres d’altitude, de l’Europe géographique, ndlr.). Une communauté où la tradition cosaque est encore forte, tout le monde y est baptisé et fier d'être russe.
C’est près de là, à Pyatigorsk, qu’est né Mikhaïl Lermontov. Ma mère peut réciter par cœur son poème le plus célèbre, Le Démon. En étudiant Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, j'ai découvert la foi dans le Christ et la Sainte Russie, et j'ai embrassé l'ascétisme monastique. La littérature russe surpasse toutes les autres en ce sens que nous avons pu répondre aux questions les plus importantes de la vie. Et pas à la manière d'Hamlet, mais avec une extrême certitude. J'ai toujours reçu des réponses claires, comme lorsqu'à l'Académie de théologie de Moscou, lors de ma troisième année de séminaire, en 1987, j'ai été l'un des rares à être sauvés d'un incendie. Il y en a qui se sont jetés par les fenêtres, moi j’ai traversé le feu.»
Deuxième épisode: «La Russie grandira dans la Sibérie et la glace et imposera son ordre»
- Ce reportage a été réalisé grâce au soutien du Pulitzer Center et a été initialement publié par la revue alémanique Reportagen. Adapté et traduit de l’italien par Julien Pralong.