Quand la formation en journalisme infuse dans le numérique

Nathalie Pignard-Cheynel

Nathalie Pignard-Cheynel est professeure en journalisme numérique à l’Université de Neuchâtel, directrice de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) et présidente du Conseil scientifique de l’Initiative for Media Innovation (IMI).

Voilà plus de 25 ans que les médias ont fait leurs premiers pas sur «la toile». Une génération plus tard, où en sommes-nous des liens entre journalisme et numérique? Comment la formation, notamment universitaire, s’adapte à ces évolutions et accompagne une profession et un secteur en permanente ébullition?

Le numérique n’a pas toujours la cote quand on l’associe à l’information. Le web et les réseaux sociaux incarneraient une menace pour le journalisme et son rôle essentiel à nos démocraties: montée de la désinformation, course aux clics, concurrence des plateformes, lectorat de moins en moins fidèle… Les griefs sont multiples. Chez les aspirants journalistes, toutefois, le numérique est de moins en moins perçu comme un pis-aller ou un passage obligé pour entrer dans la profession.

Cette évolution, nous l’observons à l’échelle de la formation en journalisme, au sein de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel. Nous tentons, à notre niveau et en nous appuyant sur le savoir-faire scientifique, de l’accompagner en explorant les potentialités offertes par le numérique pour renforcer le journalisme et les médias, en phase avec les évolutions de la société.

Le journalisme numérique, ce n’est pas – loin s’en faut – que de la technique

La tentation, pour une formation comme pour les médias, est de courir derrière la technologique, d’investir toutes les plateformes, d’expérimenter tous les formats, sans toujours s’inscrire dans une innovation durable et pertinente. Julie Posetti, du Reuters Institute, a bien identifié ce syndrome du «strass et paillettes» qui se révèle aussi épuisant que contreproductif. Au-delà de la maîtrise de la dernière tendance, il est donc essentiel pour les futurs journalistes de prendre conscience de l’environnement dans lequel ils exerceront: un écosystème informationnel profondément redéfini, où les médias se voient contraints de rivaliser (et parfois coopérer) avec de nouveaux acteurs.

Mais aussi et surtout de comprendre comment les usages évoluent, en particulier ceux d’un public qui s’est progressivement déporté sur les réseaux sociaux pour s’informer. Cette approche, qui combine compétences pratiques et savoirs plus réflexifs, permet de saisir le numérique dans toutes ses facettes, dont beaucoup sont encore à défricher:

  • Un terrain de diffusion qui démultiplie les options de publication des médias et leur permet de toucher de nouveaux publics, notamment les moins captifs ou les plus éloignés (même si la monétisation demeure parfois incertaine).

  • Un terrain d’expérimentation, de créativité et d’invention de nouveaux formats et d’offres éditoriales. Interactivité, multimédia, immersion… Les potentialités du numérique sont quasi infinies. Le défi? Les mettre au service du journalisme et non l’inverse.

  • Un terrain d’enquête et de reportage: il ne fait plus sens d’opposer le numérique à «la vraie vie». Sur les réseaux sociaux, des mouvements sociaux naissent et se déploient, des controverses prennent corps, des citoyens s’expriment, des données sont mises à disposition. C’est un champ immense qui s’ouvre pour le journalisme: d’exploration, de mise en récit et de transmission au public.

Pratiquer un journalisme ouvert et collaboratif

Le numérique, c’est aussi une nouvelle manière de travailler en collectif, que des chercheurs ont très tôt qualifié de «culture participative». Il y a quasi 10 ans, le Guardian promouvait l’open journalism, un journalisme ouvert, transversal et collaboratif, qui dépasse souvent le cadre strict de la rédaction. Car, dans la complexité de cet écosystème numérique, le journaliste doit acquérir de nouvelles compétences mais surtout s’entourer de profils complémentaires au sien, spécialisés en graphisme, code, données, ou même marketing. La gestion de projet devient une nouvelle corde à son arc, lui permettant de mettre en œuvre des projets éditoriaux ambitieux et transversaux.

Ces collaborations se déploient également au-delà du média, par exemple avec le champ académique. C’est notamment ce qu’a mis en place en Suisse l’Initiative for Media Innovation, qui soutient des projets de recherche impliquant des médias et des chercheurs (et parfois même des étudiants). De l’intelligence artificielle aux nouveaux formats éditoriaux, en passant par les business models, les pistes à explorer sont nombreuses et soulignent la pertinence de ces collaborations croisées et appliquées.

Côté formation, les profils des aspirants journalistes sont de plus en plus diversifiés. Il n’est plus rare de voir des juristes, biologistes ou encore mathématiciens intégrer les bancs de l’AJM, en quête de l’acquisition de savoirs (sur le journalisme, son histoire, ses évolutions), savoir-faire (écritures, genres journalistiques comme l’enquête et le reportage), méthodes et valeurs propres au journalisme (via les principes déontologiques mais aussi les techniques de recherche et de vérification d’information, le rapport aux sources, etc.).

A l’entrée de la formation, les profils sont plus spécialisés; à la sortie, ils seront plus mobiles, suivant des trajectoires professionnelles de plus en plus diversifiées. C’est également ce à quoi on les prépare, avec une formation plus transversale et transmédia qu’hier, qui laisse par ailleurs une place importante à la découverte de la richesse du champ médiatique suisse (que ce soit via les stages dans les médias ou via les ateliers professionnels réalisés par notre partenaire de le CFJM).

Se connecter avec les publics

La crise des médias est profonde mais pas irréversible. Des publics se sont détournés des supports traditionnels voire affichent une confiance altérée. Une défiance souvent empreinte de méconnaissance (qu’est-ce qu’une rédaction, comment travaille un journaliste, comment s’opèrent les choix éditoriaux, etc.). L’un des enjeux est donc de (re)créer du lien; les médias peuvent pour ce faire s’appuyer sur la culture numérique qui favorise des rapports plus horizontaux et conversationnels (pour le meilleur comme pour le pire).

Les attentes des publics pour plus de proximité et d’incarnation sont fortes. Beaucoup de médias l’ont compris et mettent en place des initiatives et des dispositifs qui visent à renouveler la connexion avec les publics, voire leur implication, en ouvrant les portes des rédactions, en invitant les lecteurs à voter pour des sujets, en créant des espaces de discussion, etc., comme l’a mis en lumière notre projet de recherche LINC.

Ce lien à l’audience ne va pourtant pas de soi et sans doute doit-il être davantage intégré dans la formation même des journalistes. En introduisant une réflexion sur la transparence, l’humilité, l’échange avec les publics, et la manière dont ces pratiques peuvent s’insérer dans le quotidien du travail journalistique. Au-delà des savoir-faire, l’enjeu touche à la conception et au renforcement du rôle même du journaliste, dans sa complexité et son pluralisme, intégrant la question de l’engagement vis-à-vis de l’audience.

Ces quelques pistes dessinent un journalisme dynamique, qui évolue en même temps que la société dont il est un maillon vital, tout en défendant ses spécificités et sa plus-value. Un journalisme en alerte, qui observe et répond aux enjeux multiples qui le traversent et surtout qui se positionne par rapport aux attentes très fortes des citoyens à son égard, comme a pu le mettre en évidence la crise du Covid-19.