OPINION – Genève ne voudra pas d’une école plus égalitaire

Julien Pralong

Si je devais parier, je ne miserais pas un sou sur les chances dans les urnes de la réforme genevoise du cycle d’orientation (CO22) le 15 mai — à Genève, le cycle correspond au secondaire I, les classes de 9 à 11. Entre la volonté transpartisane d’infliger une défaite à la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta, le conservatisme genevois en matière d’école et l’impression d’un projet incohérent et aventureux, l’opposition se frotte déjà les mains. Sauf que même avec une ministre populaire et un paquet mieux ficelé, difficile d’imaginer qu’une telle réforme puisse obtenir une majorité.

Pourquoi? Parce qu’à Genève sans doute plus qu’ailleurs, c’est une vision très élitiste de l’école qui domine. Parce que dans la perception de la plupart des gens, les sciences de l’éducation n’ont de scientifique que le nom. Et parce que le problème, avec l’école, est que tout le monde à un avis sur la question, et qu’il n’est pas toujours pertinent.

Il ne suffit pas d’être allé à l’école pour comprendre l’école, la pédagogie et les différents systèmes éducatifs. Tout comme on ne devient pas médecin après de longs séjours à l’hôpital. Il se trouve qu’il existe des spécialistes de l’enseignement, et qu’il ne s’agit pas que des profs faisant face aux élèves. On les appelle même des chercheurs. Oui, des chercheurs, au même titre que d’autres, en physique, en biologie, en climatologie, en oncologie. Ce n’est pas le microscope ni la blouse blanche qui font le scientifique.

Bien sûr, comme dans les autres sciences sociales, les consensus sont souvent moins nets que dans les sciences dites «exactes». Mais la recherche en éducation — épaulée par d’autres domaines comme les sciences cognitives — dit des choses, sur les méthodes d’enseignement, le morcellement en matières, les devoirs, les évaluations, l’hétérogénéité, la sélection des élèves et l’âge auquel cela se produit. Alors pourquoi les Genevois semblent-ils systématiquement voter à l’encontre de ce que disent les experts, par exemple quand il s’est agi de réintroduire les notes (2006) ou de réinstaurer les cours le mercredi matin pour le primaire (2012)?

Et pourquoi la mixité des classes au cycle d’orientation — comme c’est le cas lors des huit années du primaire — effraie-t-elle à ce point la population? Ne voit-elle pas que décider à 12 ans de l’avenir d’un enfant, c’est tôt? Ignore-t-elle aussi que le cycle d’orientation actuel est un échec qui maintient (voire creuse) les inégalités? Non, mais le raisonnement est toujours le même: je veux que mon enfant soit poussé à l’excellence, et pas freiné par les «mauvais». Ce discours, on l’entend en boucle chez ceux que l’on peut considérer comme la classe dominante, de droite comme de gauche.

Dans la riche et clinquante Genève, jadis patricienne, le mot «réussir» a une connotation bien particulière. Certes on se pique d’humanisme: vous ne trouverez personne pour dire ouvertement qu’il faut laisser à quai les enfants en difficulté. Mais dans l’intimité de l’isoloir, c’est une autre affaire. L’école égalitaire pour tous, oui, mais pas pour mon enfant, forcément génial. Avec cette conviction que l’hétérogénéité est un nivellement par le bas.

Soit l’exact inverse de ce que nous disent les études des chercheurs et les retours du terrain dans d’autres cantons ou pays. Lesquels reconnaissent toutefois que les très bons élèves seraient, effectivement, un peu moins poussés vers les sommets… Tout en développant d’autres capacités: écoute, empathie, collaboration. De fait, Genève ne veut pas seulement d’une école élitaire, mais aussi d’une école qui produit d’excellents solitaires. Chacun pour soi, et entre soi.