Il est donc essentiel de donner la parole à celle qui connaît le mieux l’affaire, pour avoir recueilli les témoignages sur ces enfants privés de nourriture, enfermés, frappés, projetés au sol ou laissés dans leurs excréments. Sandra Capeder a pourtant été suspendue il y a 15 mois, après avoir alerté le DIP à plusieurs reprises. Voici ses propos.
Heidi.news — Vous n’avez pas pris la parole depuis votre suspension en décembre 2021. Pourquoi parler maintenant?
Sandra Capeder — Je trouvais normal d’attendre le rapport de la sous-commission de gestion, afin de voir si elle allait réellement au bout de toute cette affaire. Il y a aussi tellement de choses qui ont été dites que je devais m’exprimer. Mon employeur a continué à s'acharner sur moi, m’accusant d’avoir organisé les fuites dans la presse. J'ai senti quelque chose de l'ordre des représailles, de la théorie du complot. La direction du département s'en est également prise à des collaborateurs identifiés comme étant des gens qui m'étaient loyaux, avec les dégâts humains que cela implique. C’est ignoble et cela m'a beaucoup touchée. Et pendant ce temps, on continue à passer à côté de la vérité de cette affaire.
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Ce rapport de la sous-commission, qu’en retenez-vous?
J’en retiens qu’on distribue des responsabilités à tout le monde, mais en passant parfois à côté de certains éléments importants. Les maltraitances sont ramenées à des problèmes de manque de formation, d’organisation, de gestion du personnel. Or il y a surtout eu des comportements déviants d’adultes qui ont manqué à leur devoir et qui étaient pourtant parmi les éducateurs et les infirmiers les mieux formés et les plus expérimentés. Aucun manque organisationnel ne justifie de tels comportements. Certains remplaçants, moins formés et moins expérimentés, ont su prendre en charge ces enfants, c’est donc tout à fait possible. Mais il faut de l’engagement, de la motivation et de la bienveillance.
Je trouve aussi que ce rapport charge l’OMP (que Sandra Capeder a dirigé jusqu’en 2021, ndlr.) sans expliquer en détail pourquoi cet office est dans de telles difficultés, depuis si longtemps. Il y a un manque de structures, d’organisation, de procédures. Mais il y a aussi des services à bout de souffle, des collaborateurs submergés et fatigués, des cadres qui font des heures à n’en plus finir. Les moyens manquent, les postes aussi. Il suffit de regarder la ligne budgétaire pour la formation continue, lorsque j’étais en poste, elle était ridiculement insuffisante. Le nombre d’enfants destinés à l’enseignement spécialisé augmente de manière spectaculaire chaque année, de même que les patients dans les consultations. Mais pas de locaux, pas de postes, pas de moyens financiers qui augmentent en fonction. Je me suis battue mais n’ai rien obtenu. C’était juste mission impossible.
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Vous disiez que pendant ce temps, on passe à côté de la vérité de cette affaire. Pour vous, quelle est-elle?
C'est que la maltraitance dans ce foyer n'a jamais été traitée en tant que telle. La conseillère d'Etat a prétendu à plusieurs reprises que je n’avais soi-disant pas alerté le département assez tôt. C’est faux. Et puis assez tôt par rapport à quoi? Quand j'ai alerté, rien n’a été fait, ou plutôt tout a été fait pour passer cette affaire sous silence. Parce qu’il était insupportable d'accepter que des maltraitances pareilles puissent se produire dans un établissement de l’Etat qui prend en charge une population aussi fragile.
On a bien vu que d’autres cas ont émergé, dans d’autres foyers. Mais tout a été fait pour les glisser sous le tapis. Je fais le parallèle avec des thématiques récentes, que ce soit la pédophilie dans le milieu ecclésiastique ou le mouvement MeToo. Ces vérités mettent longtemps à émerger. Et tant que c’est un tabou, rien n’est mis en place pour traiter la problématique et limiter le plus possible le risque.
Je le répète, dans l'affaire du foyer de Mancy, on a voulu occulter les responsabilités individuelles. On a tout de suite renvoyé aux responsabilités institutionnelles, en disant que les employés n'étaient pas assez formés, pas assez nombreux, pas assez accompagnés. Sauf que ces éléments ne permettent pas d'expliquer ce qui s'est passé. Il y a vraiment des individus qui ont dérapé sérieusement. Des gens parmi les plus formés et les plus expérimentés.
Comment expliquer ces comportements?
Je pense que ces enfants importunaient certains collaborateurs. Ils étaient venus travailler dans ce foyer en imaginant devoir gérer des situations moins complexes. Ces enfants-là, parmi les cas les plus lourds du canton, demandent un engagement très important et une attention de tous les instants. Ces collaborateurs n'avaient sans doute pas de motivation suffisante. Petit à petit, la maltraitance s’est installée.
Qu’espériez-vous au moment où vous avez remonté les faits au département?
Que le scandale allait faire bouger les lignes. C'est-à-dire permettre de prendre la mesure de la difficulté dans laquelle on a mis l’OMP. C'est scandaleux que dans un canton comme Genève, on accueille des jeunes avec de tels besoins dans des locaux aussi inadéquats, avec un personnel fatigué, un taux d'absence très élevé et une formation insuffisante. On a mis l’OMP dans une incapacité à faire face à une prestation aussi complexe. Puis quand il y a eu un souci, on l’a rendu responsable de tout.
C’est Mancy ou l’OMP qui était sous-doté?
Mancy n'était pas sous-doté en personnel au moment des faits. Mais le foyer a été ouvert trop rapidement, comme pratiquement toutes les structures de l’OMP, sans préparation, sans projet, sans accompagnement, sans surveillance, avec des postes qui n’étaient pas encore stabilisés. On est en manque de personnel formé depuis des années et la problématique ne fait que s'accentuer. Et les effectifs ne cessent d’augmenter.
Les effectifs d’enfants?
Oui. Quand on vous dit au mois de mars «Ah désolé, cette année, c'est de nouveau 100 enfants de plus à la rentrée, mais débrouille-toi en interne», c'est déjà trop tard. Je ne peux pas accueillir ces élèves supplémentaires qui ont des besoins spécialisés sans les ressources et sans aucun nouveau local prévu. C'est comme ça que ça s’est passé pour la rentrée 2021. Il y a une déresponsabilisation au plus haut niveau de ce que cela implique d'accompagner des enfants, d'ouvrir des structures, de trouver des professionnels pour des prestations extrêmement complexes.
Pour bien comprendre les difficultés de l’OMP, il faut se souvenir que le foyer de Mancy n’a compté au maximum que huit enfants, alors que l’OMP, son office de tutelle compte une centaine de structures (foyers, écoles spécialisées, consultations, etc) dans le canton de Genève qui accompagnent plusieurs milliers d’enfants.
L’OMP agit pour des jeunes présentant des troubles d'apprentissage, des troubles psychologiques, des défauts de langage, des affections nerveuses, sensorielles ou motrices. Il offre également une aide dans les cas de polyhandicap, de troubles sensoriels comme la cécité, ou de troubles complexes comme l'autisme.
Vous parlez là de l’ensemble des structures spécialisées de l’OMP. Mais Mancy était différent, non?
A Mancy, il y a des individus bien formés qui ont dérapé sérieusement. Il n’y avait aucune raison d'en arriver là, si ce n'est un éloignement de leur engagement professionnel. Un mépris, à un moment donné, des besoins des enfants. Et le département a voulu passer tout cela sous silence. Probablement parce que cela aurait mis en évidence quelque chose dont on a peur. Il y a depuis longtemps un vrai tabou dans le milieu sur les employés qui basculent dans la maltraitance.
Ca, c’est le résultat de votre enquête. Comment s’est-elle déroulée?
En 2019, des faits sont remontés à propos d’un infirmier, mais ils ont été traités par sa hiérarchie directe et la personne a très vite démissionné. Puis à l'été 2020, il y a eu deux événements. D’une part, la mère d’un enfant du foyer m'a appelée, très inquiète, parce que son fils avait développé des attitudes défensives et qu'elle avait l'impression qu'il avait été agressé, malmené, peut-être même battu. Elle voulait avoir des réponses et elle avait identifié une collaboratrice en particulier.
Cette collaboratrice avait effectivement été vue avec des comportements inadéquats. On a traité la situation, on a voulu se séparer de cette personne mais cela n'a pas été possible. Il a fallu suivre la procédure étatique, avec plusieurs entretiens, pendant des mois et des mois. On nous a rappelé que les dossiers, même pour des faits de ce type, devaient être construits très strictement, avec des précisions, des témoignages, des faits.
Peu après, on m’a transmis le compte rendu d’une réunion de mai 2019 entre des remplaçants et le directeur, ce fameux document qui faisait état de comportements maltraitants. Le directeur venait de quitter ses fonctions, mais je l’ai convoqué immédiatement. Il m'a dit que oui, qu'effectivement il avait eu vent de ça mais qu'il avait traité ce qui lui semblait nécessaire, que ce n'était pas plus grave que ça, hormis les faits commis par l'infirmier dont le cas était résolu. Bref, il n'y avait pas besoin de s'inquiéter.
J’ai néanmoins décidé de vérifier si de tels actes s’étaient vraiment produits, car le document mentionnait d’autres personnes maltraitantes. Nous avons pris le temps d'enquêter, d'aller au devant du terrain pour voir ce qui se passait. En parallèle, on a déployé beaucoup de moyens sur ce foyer: de la formation, un superviseur, un accompagnement spécifique. Et on a mis le poste de directeur au concours, mais juste pour un an car la direction du département était en train de travailler sur un projet d’externalisation du foyer à un prestataire externe.
Lire l’interview de Laurence Farge: «Mancy c’était le château des éducateurs, les enfants devaient leur obéir»
La nouvelle directrice (Laurence Farge, ndlr.) est arrivée le 1er novembre 2021. Elle a rapidement pris les choses en main. Et puis en fin d'année, elle m’a alertée, disant qu’il se passait quand même des choses inadéquates dans ce foyer. Alors qu'elle commençait à me transmettre ses éléments, les disques durs du foyer ont été effacés, volontairement. Au même moment arrive une lettre anonyme qui dénonce la pratique managériale soi-disant inadéquate et maltraitante de la nouvelle directrice. Cela a incité une équipe de remplaçants à vouloir me rencontrer. Pour eux, le courrier anonyme avait été rédigé par les collaborateurs maltraitants qui se sentaient menacés et tentaient de déplacer l’attention sur la directrice.
On est en janvier 2021?
Oui, ces premiers témoignages ont fait monter notre niveau d’inquiétude. J’ai alors repris contact avec les remplaçants de 2019 qui n'avaient pas voulu me parler en 2020. Il a fallu beaucoup de persuasion, beaucoup de garanties pour qu’ils acceptent de revenir témoigner. Ces personnes ne voulaient pas signer les procès-verbaux, ne voulaient pas que leurs collègues sachent qu'ils étaient venus témoigner. Il y avait un climat de peur assez incroyable.
Peur de quoi?
De représailles de la part du personnel fixe ou titularisé, notamment du bizutage au quotidien. Les remplaçants qui témoignaient recevaient les jeunes les plus difficiles ou les horaires les plus durs. Il y a même eu un remplaçant qui a été accusé à tort d'avoir fait des photos d’enfants nus. Plein de choses comme ça se sont mises en place pour les intimider.
Combien d’entretiens avez-vous réalisés?
Une douzaine, de mémoire. La plupart ne voulaient pas signer les procès-verbaux, mais nous les avons peu à peu convaincus que certains de leurs propos soient utilisés pour élaborer les entretiens de service. Ensuite, le département a affirmé que j'avais saboté les entretiens, ce qui n’était pas vrai, puisqu’une solution avait été trouvée avec le service juridique.
Vous avez remonté ces éléments?
En janvier 2021, j'ai voulu mettre ce point à l'ordre du jour lors d’une réunion avec la conseillère d'Etat. La secrétaire générale a fait retirer le point. J'avais déjà une note qui était prête avec les éléments qu'on avait à ce moment-là et qui parlait déjà très clairement des maltraitances.
Ensuite, j'ai essayé d'alerter en février, en mars, j'ai alerté plusieurs fois, mais pas de réaction. Et puis fin mars, j'ai enfin pu envoyer cette note complète. Je n’aurais pas pu la transmettre avant, puisque qu’elle était le résultat de tous les éléments que j'avais rassemblés de janvier à mars 2021, notamment les témoignages des collaborateurs et les contenus des disques durs effacés que nous avions dû envoyer aux Pays-Bas. Jamais personne ne nous a demandé ce que nous avions récupéré sur ces disques durs, alors que c'était une confirmation des témoignages que nous avions recueillis: les collaborateurs avaient eux-mêmes consigné dans les journaux de bord des enfants ce qu'ils leur faisaient vivre au quotidien.
Lire notre article sur les failles de l’enquête de justice sur l’empoisonnement
Et puis, par un concours de circonstances assez incroyable, le lendemain de l’envoi de la note, il y a eu l'empoisonnement de la jeune fille. J’ai tout de suite appelé la police, nous avons rédigé la plainte pendant le week-end pascal. Dès lors, au niveau du DIP, nous étions censés continuer les procédures administratives et mener les entretiens de service pour les collaborateurs concernés par les maltraitances alors que la police était chargée de l'enquête concernant l'empoisonnement.
Que s’est-il passé avec ces entretiens de service?
Les entretiens de service avec les collaborateurs directement impliqués dans les maltraitances n'ont jamais pu avoir lieu, parce qu'il y avait ce qu'on appelle une date de prescription. A partir du moment où une autorité a connaissance d'un fait, elle a une année pour récolter les éléments et mener les procédures ad hoc. Et cette date, pour la direction de l’OMP, était le 31 juillet 2021. J'avais alerté à plusieurs reprises le département, disant qu’après cette date, nous ne pourrions plus envisager une procédure. Et cette date a été dépassée.
Pourquoi pas avoir mené ces entretiens entre début avril et le 31 juillet?
Le département ne nous a pas donné son accord pour mener ces entretiens.
Noir sur blanc?
Il y a des traces écrites, des échanges de courriels. Au début, on nous a assurés que les entretiens seraient menés, mais qu’un audit RH serait organisé en parallèle, parce qu'il y avait la pression des syndicats. Et puis les semaines ont passé, nous avons relancé le département à plusieurs reprises, mais nous n’avons jamais eu de validation, ni de réponse claire sur pourquoi ces entretiens ne devaient pas avoir lieu. Après la date de prescription pour l’OMP, il y en avait une autre pour le DIP, en janvier 2022 parce qu’il considérait avoir été informé en janvier 2021. Cela lui aurait permis de mener un certain nombre d'actions avant cette date.
Des actions qui n'ont pas été menées?
En tout cas pas à ma connaissance. C'est ce qui me fait dire que les personnes concernées par ces maltraitances continuent aujourd'hui à travailler, comme si de rien n'était. Alors que tous ceux qui ont contribué à dénoncer, que ce soient les remplaçants, que ce soit l'ancienne directrice du foyer ou moi-même, nous sommes tous en arrêt, en difficulté ou mis sur la touche d'une manière ou d'une autre.
A votre avis, qu'est-ce qui vous a coûté votre poste? L'enquête sur les maltraitances? La plainte déposée pour l'empoisonnement ou votre entêtement à vouloir mener ces entretiens de service?
Je pense que l’évènement qui a déclenché ma suspension, c'est l’audition par la commission de contrôle de gestion du Grand Conseil en novembre 2021. Après la mienne était prévue celle de la conseillère d’Etat, le 6 décembre. Il fallait qu'elle puisse donner des garanties aux députés, que la situation était prise en main, que l’Etat déposait plainte et que des mesures étaient prises. Et c'est pour ça qu'elle voulait absolument qu’avant le 3 décembre, je donne ma réponse quant à une nouvelle affectation. Sur le moment, je ne comprenais pas pourquoi il y avait une telle urgence…
Mais avec le recul, je pense que ma mise à l’écart se préparait depuis plusieurs mois. Sans doute parce que cette histoire était tellement insupportable que le département ne voulait pas devoir en répondre, à un moment donné. Si bien que je suis progressivement devenue le fusible potentiel.
Jusqu'au bout, on a tenté de me ramener dans la ligne plutôt que d'aller dans le sens que je proposais. Ce sont finalement les articles de presse qui ont contraint le département à prendre ses responsabilités, très tardivement, très partiellement, et tout en essayant de me rendre responsable du tout.
Vous étiez pourtant assez proche de la conseillère d’Etat, dont vous dites qu’elle a fait de vous son bouc émissaire?
Il y a une méthode DIP. Quand on veut charger quelqu'un dans une affaire en particulier, eh bien, on sait exactement ce qu'il faut faire. Pour le reste de votre question, j’ai entendu récemment que ça pouvait être par copinage que j’avais été nommée à la tête de l’OMP, parce que j'étais au parti socialiste. Dès lors, peut-être qu’on attendait de moi que le moment venu, je me couche, parce que c’était une règle du jeu implicite. En tout cas, ce n’est à aucun moment ce que j’avais prévu de faire.
Vous êtes donc devenue une rebelle?
Oui, je pense. En tout cas, j'ai refusé de continuer à maltraiter le personnel de l’OMP comme on m'a demandé de le faire. En avril 2021, il y a eu une première tension très importante. La conseillère d'Etat m'a dit de me débrouiller pour absorber à la rentrée les effectifs d’enfants supplémentaires. C’était impossible, avec les moyens dont on disposait.