De l'argent et des complots (1): comment les antivax ont développé un business model

Ema Krusi faisant la promotion de compléments alimentaires. /Capture d'écran

Forts d'un succès qui les a probablement surpris eux-mêmes, les complotistes trouvent, chacun à leur manière, des stratagèmes pour monétiser leur popularité. Tous les moyens sont bons pour vendre livres, bonnets, services, compléments alimentaires et autres goodies.

De quelques vidéos virales à une véritable marque. C’est le chemin parcouru par Ema Krusi, qui vendait en 2019 les chaussures de la marque familiale Via Roma à Genève et s’affiche désormais comme auteure et vidéaste, spécialiste en psychologie et en ingénierie sociale, avec surtout toute une gamme de produits à la vente. Comme elle, propulsées par leurs théories du complot sur la pandémie et leurs positions antivax, plusieurs figures ont transformé leur audience sur les réseaux sociaux en clientèle. C’est que le discours conspirationniste fait aussi vendre.

Pourquoi on en parle. Le World Economic Forum (WEF) s’est tenu cette semaine à Davos. Or le WEF a été dès 2020 accusé par une partie des mouvements complotistes d’avoir «créé» la pandémie de Covid-19 afin de «soumettre l'humanité». L’ouvrage The Great Reset (La Grande Réinitialisation) de son fondateur Klaus Schwab et son ex directeur Thierry Malleret serait la preuve du plan des élites pour détruire l’économie et imposer la surveillance de la population (entre autres). Comment ces mouvements qui se disent «réinformés» ont-ils évolué et comment se financent-ils? Tour d’horizon des figures et médias conspirationnistes.

Ema Krusi, qui nous a assurés qu’elle serait ravie de répondre à nos questions «mais pas avant le 20 juin», s’est fait connaître en 2020 par ses vidéos virales. Elle s’en prenait à Bill Gates, appelait à refuser les masques «qui intoxiquent», les tests de dépistage ainsi que les vaccins.

Aujourd’hui, les vidéos d’Ema Krusi sont plus professionnelles. Elle fait aussi des interviews avec des invités comme le canadien Sylvain Laforest — qui conteste notamment le 11 Septembre et le réchauffement climatique.

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Livres, formations et compléments alimentaires. Mais la vidéaste s’exprime aussi désormais sur des thématiques plus diverses, moyennant finances. Une boutique en ligne propose d’acheter ses livres autoédités, Déclic! et Faux Départ – Se réapproprier la naissance, ou de s’inscrire pour ses formations en ligne sur le développement personnel et l’accouchement. Cela coûte entre 99 euros (ou 60 euros en promotion, pour 3h20 de leçons en vidéo et 6h20 de podcast, ainsi qu’un accès à un groupe privé Facebook) et 350 euros (144 euros en promotion) pour un service plus personnalisé. Autre déclinaison de la «marque Ema Krusi»: des compléments alimentaires Novoma. Elle donne aussi des conférences, comme celle prévue à Etoy le 24 juin.

Le développement personnel, une voie toute trouvée pour ces nouveaux influenceurs, estime le journaliste français Anthony Mansuy, qui a publié la semaine dernière un livre intitulé Les Dissidents: Une année dans la bulle conspirationniste.

«Beaucoup de gens influencés par ces théories se cherchent après cette crise sanitaire. Il arrive qu’ils se soient coupés de leurs proches. Ils ont donc souvent besoin d’une communauté, de se resocialiser. Donc en cas de problème, ils vont vite tomber sur ces livres ou ces formations d’influenceurs complotistes.»

Il ajoute:

«Cette défiance vis-vis des politiciens, de la pharma et de l’industrie, qui peut se comprendre au vu des nombreux scandales, crée un nouveau mode de vie et donc une clientèle potentielle.»

Des goodies à la pelle. D’autres figures ou mouvements de la complosphère sont devenus de véritables «marques». A commencer par Julian Wolf (un pseudo), à l’origine du «Grand Réveil», un média conspirationniste, anti vaccins, qui avait notamment publié la liste des juifs travaillant à CNN et au New York Times. Ce graphiste de formation vend des flyers et des T-shirts depuis dix ans sur internet, explique Anthony Mansuy. Et depuis la création du «Grand Réveil», il vend (quand ses pages ne sont pas censurées) des T-shirts aux messages conspirationnistes, via le site de vêtements personnalisés Spreadshirt.

On peut aussi citer Antoine Cuttitta, un vidéaste qui promeut des théories du complot inspirées de QAnon, ce mouvement pro-Trump apparu en 2017 qui croit à l’existence d’une organisation pédosataniste qui gouverne le monde. Antoine Cuttitta diffuse notamment des journaux télévisés alternatifs. Sur le site «L’Alliance Humaine 2020», il vend bonnets, casquettes et autres mugs estampillés du logo en question. Il appelle aussi aux dons.

Les produits dérivés et autres offres similaires ne sont évidemment pas l’apanage des complotistes, mais connaissent un certain succès. Rudy Reichstad, directeur du site Conspiracy Watch, l'Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot, analyse ces développements «business»:

«Souvent, il s’agit plutôt d’un concours de circonstances. Ces personnes rencontrent une forme de succès et décident de joindre l’utile à l’agréable, comme pour d’autres causes militantes. Je ne pense pas, sauf exception, que faire de l’argent soit le principal moteur, ou qu’il y ait un business plan à la base.»

Anthony Mansuy nuance:

«Certains étaient aussi experts en marketing, bien insérés dans le système. Ils savent comment cela fonctionne. La fausse information peut aussi être un prétexte pour recruter de nouveaux clients, de façon plus cynique.»

Le cas des plateformes de financement. Livres, formations ou produits dérivés sont autant de moyens de financer sa cause (complotiste). Les plateformes de crowdfunding le sont aussi: les producteurs du film conspirationniste Hold-Up avaient ainsi récolté 300’000 euros grâce aux plateformes Tipeee et Ulule. Une situation qui avait notamment valu de nombreuses critiques à la plateforme de financement participatif en ligne Tipeee, construite sur le principe du pourboire. D’autant que Michael Goldman, cofondateur du site avait déclaré: «J’assume tout ce qu’il y a sur ce site, du plus antisémite au moins antisémite, et du plus complotiste au moins complotiste.» Qu’en est-il aujourd’hui? Un représentant de Tipeee nous a répondu:

«C’était une phrase extrêmement maladroite. Tipeee estime que des entreprises privées n’ont pas à juger de ce que les gens ont le droit de dire ou pas. Le complotisme ou ce qui est jugé comme tel n’est pas une opinion réprimée par loi française et les plateformes ne sont pas selon la loi tenues responsables des contenus au delà de ce qui est manifestement illégal. L’antisémitisme, en l’occurrence, l’est.»

Un créateur de contenu sur Tipeee doit s’engager «à ne pas publier d’éléments […] à caractère illicite, trompeur ou erroné, xénophobe […].» Sinon, les pages ou le compte du créateur peuvent être supprimés. L’équipe de Tipee vérifie le contenu lors de l’ouverture d’une nouvelle page et un cabinet d’avocats se penche sur celles qui pourraient s’avérer «borderline». Ce qui signifie que des pages comme celles de Léonard Sojli et Alice Pazalmar n’ont pas été jugées problématiques par Tipeee.

Léonard Sojli collecte grâce à sa page «Dis sept» 1771 euros par mois grâce à 233 «tipeurs». Selon Conspiracy Watch, il est l’une des figures de proue de la mouvance QAnon en langue française. Certains de ses propos sur les juifs ont été taxés d’antisémites, bien qu’il s’en défende. Il vit entre la France et la Suisse.

Alice Pazalmar, elle, peut compter sur l’aide de dix-huit tipeurs, mais il n’est pas précisé combien elle gagne chaque mois grâce à sa page Tipeee «¿Pourquoi Pas?». En 2019, Alice Pazalmar a co-fondé le site One Nation en 2019, «une vague d’émancipation planétaire qui invite à se ressaisir sereinement de son pouvoir personnel». En 2020, dans l’une de ses vidéos, elle avance qu’il existe «un réseau de gens hauts placés dans les hautes sphères qui voudraient […] s’en prendre à nos enfants». La jeune femme a dû abandonner son projet d'installer la «communauté» One Nation dans le Sud-Ouest de la France. La plateforme en ligne HelloAsso a décidé en 2021 de suspendre une cagnotte participative qui avait permis de récolter plus de 200’000 euros en quelques jours.