Niels Ackermann: «Face à l'essor des IA, les médias doivent devenir des marchands de vrai»

Niels Ackermann par lui-même. / Lundi13

Face à l'essor des IA génératives comme Midjourney ou Dall-E, le photojournaliste Niels Ackermann estime que la presse doit devenir un rempart pour le réel, dans un monde inondé de contenus synthétiques. Il met en garde contre une utilisation irréfléchie de ces nouveaux outils.

C’est un regard qui compte dans le milieu du photojournalisme. Le Genevois Niels Ackermann, cofondateur de l’agence Lundi13, auteur de plusieurs photoreportages primés, appelle les médias à bien réfléchir à leur utilisation des IA génératives comme Dall-E ou Midjourney pour illustrer leurs articles. Parce qu’elles menacent son gagne-pain? Non, rétorque-t-il. Parce que la presse doit s’ériger en rempart qui protège encore le vrai, dans un monde inondé par des contenus synthétiques.

Heidi.news — Qu’est-ce que vous inspirent ces nouveaux logiciels d’IA génératives?

Niels Ackermann — Lorsque je vois une nouvelle technologie qui émerge, mon premier réflexe est de me remémorer les précédents bouleversements qui ont affecté ma profession et que j’ai moi-même vécus. À chaque fois, il y a ceux qui ont immédiatement adopté ces nouveaux outils, et ceux qui s’y sont opposés. J’avais 13 ans quand j’ai acheté mon premier appareil photo numérique. Autour de moi, certains photographes ont regardé ces nouveaux capteurs avec mépris, estimant que seules des photos prises par des appareils avec film avaient de la valeur. Mais la technologie a modifié les attentes du marché. La possibilité d’avoir des photos numériques qui n’ont pas besoin d’être développées et peuvent être utilisées immédiatement s’est avérée utile, notamment dans les médias. Ceux qui n’ont pas voulu opérer ce virage, ou l’ont fait trop tard, ont été mis de côté.

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Le même scénario s’est reproduit il y a quelques années avec Instagram. Certains photographes ont refusé de s’y inscrire. Cela les a exclus en partie du marché, car de nombreux clients s’en servent comme d’un annuaire téléphonique pour sélectionner leur photographe.

Et cela se répète donc avec les IA génératives?

Bien sûr, le processus sera le même, et peut-être même encore plus rapide. En voyant l’essor fulgurant de ces nouveaux logiciels, j’ai décidé de m’y intéresser, parce que je veux comprendre leur fonctionnement et leur utilité. J’ai testé entre autres Dall-E, ChatGPT et Midjourney. J’ai été bluffé par la puissance de ces outils. A tel point que je me suis rendu compte qu’ils pourraient rapidement affecter mes revenus.

«Il existe sans doute un marché pour le réel»

C’est-à-dire?

Aujourd’hui, l’essentiel de mon chiffre d’affaires provient de mandats dans la pub ou pour des entreprises. Mon travail de photojournaliste, bien que je l’affectionne profondément, est marginal en termes de revenus. En testant ces IA génératives, j’ai pris peur. Je me suis d’abord imaginé que n’importe quelle agence de pub pourrait les utiliser pour générer des images d’excellente qualité pour leurs campagnes. Comment moi, en tant que professionnel, pourrais-je encore justifier des devis à cinq chiffres quand de telles technologies sont disponibles, à un prix défiant toute concurrence?

Je me suis toutefois souvenu qu’il était déjà possible de réduire les coûts en ayant recours à des banques d’images. Si la plupart des agences ne l’ont pas fait jusqu’ici, c’est peut-être parce qu’elles cherchent quelque chose de plus: une certaine personne, un certain lieu, mais aussi une certaine forme d’humanité qu’on ne trouve pas forcément dans ces banques d’images. Cela m’a rassuré de me dire qu’il existe sans doute un marché pour le réel, dans un monde où la disponibilité du faux, du synthétique devient illimitée.

Un «marché pour le réel», qu’est-ce que ça veut dire?

Je suis convaincu que la photographie transmet des émotions particulières. C’est ce qui a fait le succès de ce médium et c’est une des choses qui me fait tant aimer mon travail de photojournaliste. Ces images racontent quelque chose, elles capturent une part de «vrai», une scène, un moment de l’histoire, et elles suscitent des émotions, positives ou négatives. Dans un monde où la disponibilité pour le synthétique est illimitée, j’ai la conviction que les médias doivent devenir des «marchands de vrai». Le photojournalisme m’a mené vers la publicité, qui est plus rémunératrice, mais il se peut que ces évolutions technologiques inversent cette pyramide des revenus et me pousse de la publicité vers le journalisme.

Justement, comment réagissez-vous face aux médias qui génèrent de fausses photographies pour illustrer leurs articles? Le Blick l’a fait récemment, avec une image où apparaissent cinq jeunes qui n’existent pas.

Je ne vais pas le cacher, cela m’a porté un coup au moral de voir qu’un média s’amuse à générer des deepfakes, quand bien même il s’agit de visages qui n’existent pas, et que la légende photo le précise. Je ne l’ai pas mal vécu pour des raisons financières, parce que cela m’a privé d’un quelconque revenu. S’ils n’avaient pas généré cette image, ils auraient illustré leur article par une photo tirée d’une banque d’images. Le problème, c’est que cela porte atteinte à la crédibilité des médias. Ces derniers doivent s’interroger sur leur rôle dans cette époque où l’offre de faux est illimitée et omniprésente. Selon moi, cette profession doit se considérer comme le rempart qui protège encore le vrai. Et pour pouvoir occuper ce rôle, il faut être intraitable avec la déontologie.

Ce n’est pas le cas, selon vous?

Je pense que les médias suisses ont toléré ces dernières années des pratiques qui posent question sur le plan déontologique. Qu’il s’agisse (entre autres) de publireportages plus ou moins cachés, de sujets teintés de militantisme ou d’une absence de distance vis-a-vis du langage corporate. J’ai le sentiment que ces pratiques doivent être définitivement arrêtées. En Suisse, aucun média ne m’a par exemple demandé de signer une charte pour m’imposer des limites et s’assurer de mon honnêteté. La première fois que j’ai collaboré avec le New York Times, j’ai reçu des instructions sur ce qui était acceptable ou non. Parmi cette liste figurait l’interdiction d’accepter des cadeaux, le paiement du voyage par des tiers, mais aussi des paramètres techniques à respecter dans la manière d’utiliser mon appareil pour s’assurer que les images reflètent la vérité. Le risque, si je ne respectais pas ces règles, c’est d’être tout simplement ostracisé par les médias américains, parce que le New York Times aurait fait passer le mot.

«Il faut une distinction claire entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans les médias»

Mais au fond, ne cherchez-vous pas à conserver votre gagne-pain en limitant la capacité de choisir des médias?

Non. Je peux nourrir ma famille sans la presse aujourd’hui, et je ne fais pas partie de ceux qui vont dire que cette technologie va précariser ma profession. Cela fait déjà 20 ans qu’elle est précarisée. J’ai simplement la conviction qu’un lecteur qui ouvre un journal doit avoir la garantie que la photo qu’il voit raconte bien quelque chose de réel, et qu’il n’a pas besoin de systématiquement vérifier la légende pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un contenu synthétique.

Pour moi, l’enjeu va au-delà de mon propre confort financier. Il s’agit de conserver des lieux où le réel a sa place. Si les médias ne saisissent pas cette occasion pour proposer un contenu rigoureux où le vrai est la seule boussole, alors ils ne serviront plus à rien dans le monde qui nous attend. Il faut qu’il y ait une distinction claire entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans les médias. Raison pour laquelle d’ailleurs je pense qu’une illustration qui a un style cartoon et qui serait générée par une IA ne poserait pas de problème pour illustrer un article. Sa dimension fictive sauterait aux yeux. Mais tout ce qui tente de simuler le réel, qui peut tromper, c’est une limite qui ne doit pas être franchie, et je m’inquiète de voir que certains médias l’ont déjà franchie sans attendre.

Que les médias diffusent uniquement de vraies photos ne changera pas le fait que l’on va s’habituer à questionner l’authenticité de chaque contenu, dès lors à quoi bon?

Peut-être, mais les lecteurs ont toujours vu les photos publiées dans la presse comme une forme de rapport au réel. Les montages, qui ne datent pas des IA génératives, ont toujours été vécus comme une tromperie. Il ne doit pas en être différemment avec ces logiciels. Préserver un espace où le réel est la règle sera d’autant plus crucial justement, parce que ce questionnement autour de l’authenticité ne sera pas nécessaire.

Au-delà du rôle des médias, je m’inquiète qu’on me demande quel «prompt» (requête adressée à l’IA, ndlr.) j’ai utilisé pour générer les photos que j’ai réellement prises, par exemple dans mes reportages en Ukraine. Je m’interroge beaucoup sur le rapport qu’auront nos enfants aux photos lorsqu’ils seront grands. J’espère qu’ils seront en mesure de les concevoir comme quelque chose qui raconte le réel, et pas uniquement comme un contenu synthétique que n’importe qui aurait pu générer. J’espère surtout que ces photographies continueront à leur véhiculer des émotions.