«Les géants du numérique deviennent les arbitres de la liberté d’expression»

Keystone / Thomas Licht / HO

Heidi.news est partenaire du cycle de conférences «Parlons numérique», organisé entre septembre et décembre 2020 par l’Université de Genève.

«Désinformation et démocratie». C’est l’intitulé, aussi vaste que fondamental, de la dernière des quatre conférences organisées par l’Université de Genève dans le cadre de son cycle «Parlons numérique», dont Heidi.news est partenaire. Vaste parce que le sujet englobe la totalité des vecteurs d’information ou de désinformation, et fondamental parce qu’il explore les conséquences du développement fulgurant des canaux numériques sur la confiance que vouent les citoyens aux institutions démocratiques.

Interview croisée du Dr. Yaniv Benhamou, avocat et chargé de cours à la Faculté de droit, architecte de ce cycle de conférences, et de Sandro Cattacin, professeur au Département de sociologie de la Faculté des sciences de la société. Pour cette conférence en ligne, ils s’exprimeront ce mercredi à 19h, aux côtés de Gilles Marchand, directeur général de la SRG SSR, et de Nathalie Pignard-Cheynel, professeure en journalisme et information numérique à la Faculté des sciences économiques de l'Université de Neuchâtel.

Heidi.news - Pourquoi ce sujet est-il important?

Sandro Cattacin: Tout simplement parce que la démocratie reste à ce jour la meilleure façon d’organiser la société en incluant le plus grand nombre. Or si l’on entend garantir à cet instrument sa reproduction, nous devons appréhender la prolifération de la désinformation qui l’affaiblit directement.

Yaniv Benhamou: Parce qu’il est essentiel de comprendre le phénomène de désinformation et son impact sur la démocratie ainsi que le rôle des réseaux sociaux dans la propagation de fausses informations (fake news). Ce phénomène renforce la polarisation des opinions, particulièrement en temps de crise. Les réseaux sociaux mettent les internautes dans des bulles d’enfermement culturelles en proposant du contenu censé correspondre à leurs préférences. Ces bulles ne cessent de conforter les individus dans leurs croyances et concourent à la méfiance de l’opinion publique notamment vis-à-vis des médias, des politiques et des scientifiques. Ce terreau permet la diffusion massive de fausses informations et d’«infodémies» en temps de pandémie.

Qu’est-ce que la désinformation?

YB: La désinformation est plus large que les «fake news». Ce concept comprend la diffusion fortuite ou involontaire d’informations non vérifiées, non factuelles. Les auteurs ou les propagateurs ne sont pas forcément malintentionnés, au contraire de ceux qui diffusent des fake news.

Et s’agit-il vraiment d’un phénomène récent?

SC: Effectivement, la désinformation n’est pas quelque chose de nouveau. On a souvent pu constater ses effets dans l’histoire. Car la vérité a toujours été nuancée, le produit d’une construction argumentative. Par définition, on peut facilement la mettre en doute. Ce qui a changé ces vingt dernières années, c’est l’échelle de diffusion et la vitesse de propagation...

permise par les réseaux sociaux. N’est-il pas un peu facile de tirer sur le messager? N’y a-t-il pas, avec la montée des autoritarismes à laquelle on assiste dans de nombreuses démocraties, une part de responsabilité des élites politiques qui ont insuffisamment pris en compte l’opinion des laissés-pour-compte?

SC: L’Etat-nation est aujourd’hui très affaibli et il est vrai que ce processus a été engagé avant l’émergence des réseaux sociaux. Si bien que les autorités politiques nationales doivent se contenter le plus souvent de prendre des décisions d’ordre symbolique. On interdit les minarets ou la burqa, mais on ne travaille plus vraiment sur les enjeux fondamentaux, soit les conditions socio-économiques des individus. L’Etat-nation est pris en sandwich entre des régulations supra-nationales et les collectivités locales, notamment urbaines. C’est l’une des causes de l’émergence de populistes comme Donald Trump ou Viktor Orban. Mais il est évident que ces personnes déploient tout leur potentiel grâce à la mobilisation de luttes symboliques dans les réseaux sociaux.

YB: Les Etats ont aussi une responsabilité dans la propagation de fausses informations, en particulier lorsqu’ils utilisent les réseaux sociaux comme une arme au service de leur politique. Ce faisant, ils manipulent l’opinion publique. Ces Etats forment le couple parfait avec les géants du numériques: ils propagent de fausses informations, dont il est établi qu’elles se diffusent davantage que les faits, ce qui génèrent davantage de trafic sur les plates-formes, que celles-ci peuvent ensuite commercialiser grâce aux données récoltées.

Peut-on réguler les réseaux sociaux de la même façon que l’on a régulé la presse?

SC: Cela paraît difficile. La régulation de l’information produite par les médias traditionnels s’est développée durant les années 1970, lorsque l’Etat-nation était la référence. Elle s’appuyait sur les codes de déontologie de la profession et les tribunaux. Si un journal commettait une erreur en tenant des propos attentatoires à l’honneur par exemple, la durée de vie de l’article n’était que de 24 heures, le problème circonscrit au périmètre de ses lecteurs. L’information pouvait être rectifiée. Aujourd’hui, l’effet amplificateur des réseaux sociaux et la diffusion à la fois instantanée et mondiale des informations rend le problème très complexe. Les conséquences sont souvent incontrôlables. Je crois davantage à la formation de l’esprit critique, à la sensibilisation aux risques. D’ailleurs, il y a de quoi se montrer optimiste: les jeunes sont bien moins crédules que leurs aînés, parce qu’ils ont grandi avec ces outils.

M. Benhamou, en tant que juriste, vous devez avoir des idées pour réguler ces «infodémies»...

YB: Il faut distinguer les contenus haineux des infodémies. Pour les contenus haineux, il existe un cadre légal. Les tribunaux sont compétents, même si l’application du droit fait face à des obstacles pratiques: localiser l’auteur, qui peut être anonyme et à l’étranger, la diffusion éclaire de l’«information», etc. Pour les infodémies, le cadre légal n’est pas clair. La confiance que l’on peut bâtir devient alors un élément central. Cela peut passer par une labellisation et le factchecking. Il existe bien l’autorégulation avec des codes de conduite, dont le code de bonnes pratiques contre la désinformation de la Commission européenne signé les principales plates-formes. Mais ces mesures et l’autorégulation ont leurs limites, notamment l’absence de légitimité démocratique. Cela explique pourquoi plusieurs pays commencent à adopter des règles strictes en matière de désinformation, comme en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Plus récemment, l’Union européenne a dit vouloir s’attaquer aux fausses informations avec des règles claires et strictes.

Donald Trump a été censuré par Twitter en tant que président des Etats-Unis. Le week-end dernier, un tweet d’un conseiller national UDC remettant en cause les mesures sanitaires du Conseil fédéral a été supprimé. N’est-on pas en train de confier un rôle d’arbitre de la liberté d’expression aux géants du numérique?

YB: Les géants du numérique deviennent de véritables arbitres de la liberté d’expression en décidant quel contenu publier. On le voit avec l’autorégulation, notamment Facebook avec ses règles communautaires et sa «Cour Suprême». Mais ce phénomène est problématique, notamment en raison de l’absence de légitimité démocratique. Un encadrement plus strict semble nécessaire. En France par exemple, il existe bien une loi contre la manipulation de l’information en période électorale (dite loi sur les «Fake news»), mais l’idée d’instituer une surveillance renforcée des réseaux sociaux fait son chemin, notamment avec un organisme de surveillance administratif. Celui-ci serait chargé d’encadrer et de surveiller les mesures prises par les réseaux sociaux, tandis que les tribunaux resteraient compétents pour décider en dernier ressort. Les institutions démocratiques demeurent ainsi compétentes, dans le respect de la séparation des pouvoirs.