La surveillance numérique brouille les limites de l'Etat de droit

Les technologies de surveillance numérique sont partout, et ce qui semblait autrefois réservé aux régimes autoritaires devient peu à peu la norme dans les démocraties. Quelles sont les limites qui doivent s’appliquer? C’est la question soulevée par l’Université de Genève, qui organise mardi 3 mai une discussion dans le cadre de son cycle de conférence «Parlons numérique» dont Heidi.news est partenaire.

Frédéric Bernard, professeur à la faculté de droit de l’Unige, estime que les principes fondamentaux de nos démocraties occidentales sont mis sous pression par le recours à une surveillance numérique toujours plus insidieuse. Il s’en explique.

Heidi.news — Comment définiriez-vous la surveillance numérique?

Frédéric Bernard — Du point de vue des droits fondamentaux, il s’agit d’une atteinte au droit au respect de la vie privée. Dans les faits, la surveillance se caractérise par le fait que l’Etat écoute ou intercepte quelque chose avec lequel il ne devrait en principe pas interférer.

Il peut le faire de différentes manières: à travers des surveillances ciblées, par exemple en écoutant les communications téléphoniques d’un individu en raison de l’existence de soupçons, mais cela peut aussi prendre une forme généralisée, par l’utilisation de filtres, par exemple avec des mots-clés, et s’appliquer à l’échelle de tout un pays. Aujourd’hui, selon la Convention européenne des droits de l’Homme, les Etats ont deux types d’obligations: négatives, c’est-à-dire qu’ils doivent s’abstenir d’agir de telle ou telle manière pour ne pas violer les droits fondamentaux; et positives, qui obligent les Etats à prendre des mesures, par exemple fournir un cadre juridique, pour protéger les individus y compris contre des menaces de nature privée.

Si le cadre juridique est insuffisant, un Etat pourrait théoriquement être condamné par la Cour européenne pour atteinte à la vie privée, parce qu’il n’a pas suffisamment protégé sa population.

Ca, c’est du point de vue de l’Etat, mais la surveillance numérique est désormais aussi le fait des entreprises privées, qui amassent toujours plus de données personnelles sur leurs clients…

C’est exact. Le respect des droits fondamentaux ne s’applique pas directement aux entreprises privées et aux particuliers. C’est d’ailleurs pour cette raison que le débat sur l’initiative sur les multinationales responsables a été aussi nourri. Le privé doit se conformer à d’autres normes.

Le droit est-il aujourd’hui suffisamment outillé pour répondre aux enjeux qui entourent la question de la surveillance technologique?

Le droit au respect de la vie privée n’est pas absolu. Contrairement à la torture, qui elle sera toujours contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme, certaines atteintes au droit au respect à la vie privée peuvent être acceptables. Trois conditions doivent être remplies: une base légale qui définit un cadre dans lequel ces atteintes peuvent être décidées, un intérêt légitime et le respect de la proportionnalité. La Convention européenne utilise l’expression «nécessaire dans une société démocratique». La Suisse a adopté il y a quelques années une révision de sa législation fédérale sur le renseignement. Cette loi a été conçue de manière à respecter les exigences de la Convention européenne. Elle prévoit notamment des garanties tout au long du processus de surveillance, la possibilité d’effectuer des contrôles a posteriori, et surtout certaines mesures de recherche doivent être avalisées par un magistrat.

La surveillance vise en général à prévenir un passage à l’acte…

Du point de vue philosophique, on peut effectivement s’interroger sur cette évolution de nos sociétés démocratiques. Nos régimes sont fondés sur le principe de l’Etat de droit, qui repose essentiellement sur une confiance dans la capacité des individus à agir de manière adéquate. C’est cette confiance qui justifie que l’on donne à l’individu des droits et des espaces de liberté. Or, les évolutions technologiques font progressivement adopter aux Etats démocratiques une approche visant à traquer les comportements délictueux avant même qu’ils n’aient eu lieu. En Suisse, il existe dans le droit cantonal des mesures de surveillance secrète qui ont vocation à s’inscrire avant la dimension pénale. En Russie et au Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’Homme a rendu des arrêts qui critiquent les conditions du recours à des méthodes de surveillance de masse.

Lorsque tous les individus deviennent des criminels en puissance, cela soulève une question sur la nature même du régime politique. Quand est-ce qu’un Etat de droit cesse de l’être? Je n’ai pas de réponse à cette question mais ce qui est certain, c’est qu’une surveillance numérique généralisée est beaucoup plus cohérente dans la structure d’un Etat totalitaire, fondé sur l’idée d’une menace constante. Dans les démocraties, où la confiance doit être de mise, la surveillance entre en confrontation avec les principes fondamentaux sur lesquels elles reposent. Bien sûr, ça ne signifie pas que toute surveillance doit être proscrite. Mais de telles activités, qui portent atteinte à la vie privée, doivent toujours prendre en compte les fondamentaux de nos régimes démocratiques. La présomption de culpabilité future ne me semble pas compatible avec l’Etat de droit.

Comment peut-on justement définir ce qui relève d’une surveillance acceptable, d’une surveillance qui irait trop loin?

En droit, c’est le principe de proportionnalité qui sera déterminant. Par exemple, si l’Etat conserve des données sur des personnes qui ont commis des infractions, le fait-il pour tout le monde, ou uniquement dans certains cas bien délimités? Conserve-t-il ces informations pendant une période limitée, ou pour toujours? Il n’est pas facile de définir ce qui relève de l’acceptable et de l’inacceptable, parce que la proportionnalité est le fruit d’une certaine tension entre l’intérêt général et l’intérêt particulier. L’Etat a constamment deux facettes. D’un côté, c’est notre ami, parce qu’il nous protège, nous fournit des prestations, une éducation. De l’autre, il peut être parfois notre ennemi, parce qu’il menace notre vie privée et nos libertés. L’essence même d’un Etat repose sur cette ambivalence perpétuelle. Les droits fondamentaux servent à guider l’action de l’Etat, mais il y a toujours des tensions.

On cite souvent le modèle chinois et son crédit social comme étant l’exemple du pire, mais sommes-nous si éloignés de ça en Occident? De plus en plus de libertés sont conditionnées à des décisions automatisées, prises sur la base de données recueillies dans nos usages quotidiens…

Cela pose effectivement plein de problèmes. Les décisions automatisées, fondées sur des algorithmes qui ne sont jamais totalement neutres, peuvent entraîner des discriminations. Ce qui est un peu décourageant, c’est que la majorité de la population n’a pas l’air de se sentir si concernée par ces questions, ce qui rend difficile la bataille pour le respect de la vie privée.

Généralement, des technologies ayant un fort potentiel de surveillance généralisée sont introduites dans la société avec des arguments sécuritaires. C’est notamment le cas de la reconnaissance faciale. Comment prévenir les abus? Ne faut-il pas renoncer à leur utilisation?

Qui garde les gardiens? Cette question agite l’humanité depuis l’époque romaine. En ce qui me concerne, j’émets un doute – et non une affirmation – sur notre capacité à mettre en place des structures qui garantissent vraiment que les droits soient correctement respectés dans le domaine de la surveillance étatique, dont le but est précisément d’être secrète. Oui, il existe des garde-fous, mais les demandes de surveillance, y compris en Suisse, sont très systématiquement approuvées. Cela doit nous faire réfléchir quant aux alternatives. Est-ce qu’une technologie doit être utilisée simplement parce qu’elle existe? Peut-être que dans certaines situations, la meilleure solution pour un Etat de droit, ce serait de renoncer à son utilisation.

Heidi.news est partenaire du cycle de conférences «Parlons numérique», organisé entre octobre 2021 et mai 2022 par l’Université de Genève.