La grève d’Hollywood contre les IA nous concerne tous

Les scénaristes américains ont entamé une grève illimitée entre autres à cause des risques de l’IA pour leur profession./Keystone/Reed Saxon

La grève des scénaristes américains vise aussi le rôle des intelligences artificielles génératives tel ChatGPT sur le futur de cette profession. Au-delà ce mouvement interroge sur les bouleversements du travail que provoquent ces nouvelles technologies.

La grève des scénaristes de télévision et de cinéma américains déclenchée mardi 2 mai est-elle le premier mouvement social contre l’intelligence artificielle? Oui, et elle nous concerne tous.

Bien sûr, nombre des revendications des auteurs dans leur bras de fer contre les studios sont classiques: meilleures rémunérations et transparence des plateformes comme Netflix sur les revenus générés par les rediffusions en streaming et à l’étranger. Certains pointeront sans doute aussi qu’il s’agit d’une grève de privilégiés, même si derrière quelques stars, c’est loin d’être le cas des 11’500 scénaristes grévistes.

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Mais ce que souligne cette grève, c’est que l’apparition des IA génératives comme Midjourney ou ChatGPT concerne… le travail. On ne compte plus les prévisions sur la disparition de professions entières: 300 millions de personnes concernées pour Goldman Sachs, 83 millions pour le WEF. S’il faut prendre ces chiffres avec des pincettes – les prévisions erronées sont nombreuses dans ce domaine -  il est intéressant de voir que ce sont dans une large mesure les professions créatives qui sont touchées par cette nouvelle vague d’automatisation cognitive.

Photographes, journalistes, dessinateurs, designers, programmeurs… et donc scénaristes se demandent dans quelle mesure ces outils ne vont pas servir à leurs employeurs à les remplacer. La différence est que les scénaristes d’Hollywood ont, eux, un syndicat et de ce fait une capacité à se mobiliser, en plus d’une visibilité particulière.

C’est à l’issue de l’échec des négociations avec les studios que la guilde des auteurs américains (WGA) a décidé d’entamer cette grève à l’échéance indéfinie (la dernière en 2007-2008 avait duré trois mois). Les grands studios se justifient par des revenus en baisse. Disney vient de licencier 7000 personnes et Wall Street a mis la pression sur les grandes plateformes comme Netflix pour qu’elles deviennent rentables.

L’ombre de l’IA

Mais l’ombre des IA génératives plane bien aussi sur ces négociations. La demande d’une «régulation de l’usage des contenus produits par des intelligences artificielles et technologies similaires» figure en toutes lettres dans le document listant les revendications du syndicat des auteurs.

Avant même la sortie de ChatGPT, l’IA était déjà bien présente lors de l’American Film Market en novembre dernier. , des producteurs comme Anthony Young n’hésitaient pas à confier à Heidi.news que ces outils allaient permettre de générer des films complets rapidement. Depuis, l’IA FRAN (Face Re-Aging Network) présentée par Disney vieillit et rajeunit des acteurs. Apple a introduit un service qui permet à une IA de remplacer les acteurs qui prêtent leurs voix aux audiobooks.

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La prochaine étape sera-t-elle de voir ChatGPT adapter un scénario complet à partir d’un roman, voire un autre programme réaliser un film en entier à partir d’une simple demande écrite? C’est déjà le cas avec quelques courts métrages à la qualité douteuse, mais qui va sans doute s’améliorer. On ne peut exclure que ces potentialités servent de menaces latentes aux studios dans leurs négociations avec les auteurs sous l’angle: «on peut se passer de vous».

L’inconnu du public

Les studios peut-être, mais le véritable arbitre, c’est quand même l’audience. Le public est-il prêt pour des films ou séries entièrement créés par des IA? Certes, comme le relève cet article Vox, les studios voient la possibilité de créer du contenu sur mesure pour des utilisateurs dont les données sont sans cesse disséquées.

D’un autre côté, la dimension humaine reste intimement liée à la création dans notre héritage culturel. Sinon pourquoi lisons-nous des best-sellers sur des artistes ou des magazines people? Pourquoi faisons-nous la queue à l’entrée des musées ou des salles de concert?  Le goût, l’empathie, la grâce parfois ne sont pas automatisables.

Certains – y compris la guilde des auteurs américains - plaident ainsi pour une sorte de compromis avec des formes de création hybride homme-machine. Dans un sens, c’est ce que font les artistes digitaux depuis les années 60, sans que les autres formes d’expression artistique aient été remplacées pour autant. Le marché de l’art physique ne s’est jamais si bien porté. Enfin, on peut envisager une demande du public pour de la création certifiée humaine, un peu comme il y en a avec le bio pour les produits alimentaires, voire pour le cinéma indépendant.

Au fond, le rôle de l’IA dans la grève des scénaristes américains n’alerte pas sur la disparition des métiers créatifs, mais sur leur précarisation. D’autant plus que celle-ci est déjà en marche dans d’autres professions avec lesquelles l’IA touche des travailleurs bien moins visibles que ceux d’Hollywood.

En janvier dernier, le magazine Time révélait le traumatisme des micro-travailleurs kenyans qui avaient expurgé les données d’entrainement de ChatGPT des contenus les plus immondes que l’on trouve sur internet. Un phénomène qui explose selon le sociologue Antonio Casilli dans une interview à paraître. L’IA n’est pas non plus étrangère à la «gig economy» qui se développe depuis l’apparition des plateformes comme Uber il y a 15 ans.

La précarisation en pleine lumière

La grève des scénaristes américains peut contribuer à rendre visible cette précarisation et les inégalités nouvelles qui en découlent. Mais pour quoi faire? Mettre en place de nouvelles règles pour encadrer l’IA comme le demande la WGA?

Pour l’heure, les projets des régulateurs, à l’instar de celui de l’EU AI Act que vient d’achever le Parlement européen et sur lequel nous reviendrons prochainement, se concentrent avant tout sur la protection des usagers et la compétitivité des entreprises. Il y a bien quelque chose sur le respect du droit d’auteur pendant les phases d’entrainement des algorithmes, mais rien sur la protection des travailleurs, qu’ils soient créatifs en aval ou micro-travailleurs africains ou indiens sous-payés en amont.

La grève des scénaristes inaugurera t’elle ce chantier-là? Ce mouvement sera sans doute comparé à celui des Luddites ou des canuts lyonnais qui n’ont pas empêché la mécanisation de la production au XIXème. Certes, mais ils ont aussi été le berceau des luttes ouvrières qui ont conduit à la mise en place des règles qui protègent les travailleurs. Avec l’IA, l’histoire pourrait se répéter.