«L’IA ne remplacera pas le travail humain, mais elle l’a déjà précarisé»
Le scandale des travailleurs kenyans qui expurgent les contenus servant à l’entrainement de ChatGPT a mis en lumière le rôle du micro-travail sous-payé derrière les IA. Sociologue et spécialiste de cette question, Antonio Casilli explique à Heidi.news l’ampleur insoupçonnée de ce phénomène invisible.
Professeur de sociologie à l’Institut Polytechnique de Paris, Antonio Casilli s’intéresse depuis plus de vingt ans aux usages des technologies numériques. Progressivement, ses recherches se sont orientées vers le «digital labor»: les travailleurs du clic, les invisibles de l’économie numérique que décrit son livre paru en 2019, «En attendant les robots: Enquête sur le travail du clic». Antonio Casilli explique à Heidi.news pourquoi l’intelligence artificielle n’augure pas la disparition du travail, mais renforce sa précarisation.
Sur la base de nombreuses enquêtes de terrain, ces recherches décrivent les micro-tâches d’annotation, de vérification et parfois d’imitation de l’IA. En dépit de leur invisibilité, elles jouent un rôle crucial dans le développement d’applications comme ChatGPT et leur nombre explose.
Heidi.news — Quel est le rôle du travail humain dans les IA et en particulier les IA génératives comme ChatGPT?
Antonio Casilli — Il y a actuellement beaucoup de débats sur les métiers qui pourraient prétendument disparaître à cause des IA, mais la première question est celle de la persistance du travail humain dans le développement de ces programmes.
Ces technologies sont largement basées sur l’apprentissage automatique ou machine learning. Cela demande des quantités énormes de données. Mais celles-ci ne sont pas toujours de bonne qualité. Par exemple, OpenAI (le développeur de ChatGPT, ndlr.) s’est servi des données de Common Crawl. Celle-ci effectue des récoltes pour fournir des instantanés du web dans lesquels vous allez trouver des informations de qualité très différentes, entre disons Wikipedia et Reddit. D’où l’exigence de sous-traiter à une autre plateforme, Sama, le recrutement de travailleurs kenyans qui, selon une enquête de Time, filtraient les données à la source afin d’éviter que les contenus les plus problématiques n’entrent dans le modèle de ChatGPT.