Entre les pro et les anti-IA, bientôt la guerre?

Yvan Pandelé

Au sein de la rédaction, la guerre entre les pro et les anti-ChatGPT couve... Voilà qui préfigure l'émergence de l'intelligence artificielle comme sujet de clivage politique, parie notre journaliste et chef d'édition.

Heidi.news vit un schisme. Deux camps ont émergé, qui se toisent en chien de faïence. Les gauchistes et les droitards, vous dites-vous? Les Suisses et les Français? Les femmes et les hommes? Que nenni. Clivages de l’ancien monde que ceux-là… Chers lecteurs, la rédaction, c’est dramatique, se divise de plus en plus entre les pro et les anti-ChatGPT.

Dans le premier camp, ceux qui dès l’arrivée de l’IA conversationnelle, sont allés jouer avec ce nouveau Turc mécanique. Ceux qui fabriquent des papes à doudoune Balenciaga sur Midjourney. Ceux-là même qui étaient sur le pont pour notre opération «IA vs journalistes». Les ouverts, les technophiles, qui s’emparent de l’outil. Appelons-les «ravis de la tech», même s’ils ont aussi leurs doutes.

De l’autre côté de la salle de rédaction, les rétifs à ChatGPT et ses émules siliconées. Ceux dont l’imaginaire journalistique se peuple de steppes et de champs bio, d’apocalypses climatiques ou de rencontres humaines. De tout, enfin, sauf de cette IA glaçante, juste bonne à détourner de la vraie vie. Ils n’aiment pas la machine, s’en méfient, s’en fichent avec obstination. Ce sont les «regimbeurs», qui ont aussi leurs raisons.

Au fil des mois, ce fossé s’est creusé. C’est désormais un Rift, que dis-je, une ligne de front.

Le nouveau modèle GPT-4 vient de sortir, qui peut convertir le langage en image? «Incroyable!», s’exclame un des «pro». «Génial…», grince un «anti». Doit-on utiliser ChatGPT en journalisme?, s’interroge l’un. Et puis quoi encore, soupire l’autre. Elon Musk veut un moratoire, s’agite un ravi de la tech. Est-ce qu’on pourrait plutôt parler climat, supplie un regimbeur…

Vous voyez le topo. Les ferments de la guerre.

Un clivage politique pour demain

N’imaginez pas que le clivage entre les pro et les anti-ChatGPT ira s’affadissant. Prenons le pari. J’y vois plutôt les prémices d’un schisme, du genre qu’on trouve noir sur blanc dans les manuels d’histoire. Nos sociétés finiront par se redistribuer le long de cette ligne de fracture, pour ou contre l’IA, sa régulation, son usage, ses promesses. Et c’est légitime, car l’IA va tout changer.

C’est déjà manifeste dans certains métiers. Les artistes pâlissent de voir les œuvres graphiques d’un Dall-e. Les avocats constatent, médusés, que ChatGPT connaît son droit. Les traducteurs jonglent déjà avec DeepL, les interprètes bientôt suivront

Demain, les enseignants se demanderont quelle plus-value apporter à l’éducation par IA, les responsables RH auront des IA d’aide à l’embauche, les développeurs des IA codeuses, et ainsi de suite. Tous les métiers du tertiaire, marchand ou non, seront affectés. Au mieux, les travailleurs seront assistés par l’IA. Au pire, ils deviendront les assistants de l’IA.

Il faudra décider ce que deviendront les gains de productivité faramineux que permet la machine, et se soucier des laissés-pour-compte. Jusqu’à présent, nos sociétés n’ont pas su regarder en face l’avènement du numérique, se contentant d’accompagner vaille que vaille le mouvement en s’accrochant au totem de la destruction créatrice — de peu de réconfort pour qui tombe du mauvais côté de l’innovation, on en conviendra.

Mais cette nouvelle révolution industrielle sera brutale et surtout, elle viendra frapper les classes intellectuelles au cœur. Il faudra bien alors que les élites politiques, qui en sont issues pour la plupart, s’emparent de la question.

Dites-nous comment survivre à notre folie

De même que l’Union européenne ou l’économie mondialisée sont devenus des thèmes structurants de nos débats politiques, demain verra naître des mouvements technophiles et d’autres techno-rétifs. Et sans doute une frange carrément technophobe, néoluddite – du nom de cette faction d’ouvriers qui, dans l’Angleterre du 19e siècle naissant, forçaient la porte des manufactures pour y détruire les métiers à tisser.

L’anti-ChatGPT d’aujourd’hui est un néoluddite qui s’ignore. Gageons qu’il ne s’ignorera pas longtemps.

Allons plus loin. Dans l’un de ses écrits les plus inspirés, Freud évoquait les trois grandes blessures narcissiques que l’humanité s’est infligées à force de progrès scientifique. La révolution copernicienne, ou pourquoi la Terre n’est pas au centre du monde. La révolution darwinienne, ou pourquoi l’Homme n’est pas au centre de la création. L’inconscient, ou pourquoi l’Homme n’est pas maître en son esprit.

La blessure de l’intelligence artificielle ne sera pas moins profonde.

Pensez-y, d'ici à quelques années, nous aurons tous à disposition de mini-cerveaux de poche, aussi aptes à converser que nous, et ô combien plus savants. D’ici là, ils seront aussi devenus plus affûtés, créatifs, spirituels et originaux que 99,99% d’entre nous. Il faudra dès lors admettre que la spécificité de l’être humain n’est pas, n’est plus, dans sa vivacité d’esprit… Mais alors, où?

Là encore, la réponse sera politique. C’est-à-dire, conflictuelle.