L'artiste Christian Boltanski, ici à l'Institut Valencia d'Art Moderne en 2016. CC BY-SA 4.0 / Juan García
Cet entretien avec Christian Boltanski a été réalisé à l'été 2020 à Vevey pour le magazine du Grand Théâtre de Genève, en partie réalisé par Heidi.news. Retrouver l'intégrale du magazine ici. Dans cette interview, l'artiste racontait le bon tour qu'il a joué à David Walsh, qu’il appellait le «diable de Tasmanie».
L’artiste français Christian Boltanski, décédé le 14 juillet à l'âge de 76 ans, avait passé dès 2010 un pacte faustien avec le riche mécène David Walsh, le fondateur du Museum of New and Old Art (MONA) à Hobart, en Tasmanie. Il lui a vendu sa vie en viager. Concrètement, trois caméras ont filmé en permanence pendant dix ans l’atelier de Christian Boltanski à Paris. Les images étaient envoyées en temps réel au musée australien, où elles étaient diffusées et enregistrées. David Walsh, qui a fait sa fortune dans les paris sportifs, avait parié que l’artiste mourrait avant l’échéance du contrat de viager. Ça a raté, comme il le racontait en 2020. Mais il n’a gagné qu’un an.
GT Magazine: Quelle est la genèse de «La vie de C.B.», votre œuvre exposée au MONA?
Le commissaire d’exposition Jean-Hubert Martin travaillait à l’époque avec David Walsh au MONA. Il lui semblait que mon travail conviendrait à ce musée consacré au sexe et à la mort. C’était juste. David Walsh est passé un jour par Paris. Il était tellement intriguant que, au bout d’une heure de discussion, je lui ai dit que j’avais envie de jouer avec lui, puisqu’il est un parieur professionnel.
D’où vient l’idée de cette œuvre ?
Elle remonte à loin. Dans le premier texte que j’ai écrit, en 1969, je notais que la mort est une chose honteuse et que je voulais mettre ma vie en boîte. Face à David Walsh, j’ai pensé que la technologie permettrait de réaliser cette idée autrement. Ce qui me plaisait aussi était que l’œuvre devait prendre place en Tasmanie, le plus loin possible de l’Europe et des gens qui me connaissent. J’ai proposé à David Walsh de lui vendre cette œuvre en viager. On a convenu d’un prix assez élevé. Il a décidé de me payer cette somme par mensualités. Il y a peu de temps, la somme fixée dans le contrat a été atteinte. Mais je suis toujours vivant. Du coup, la mensualité a désormais augmenté. David Walsh a perdu son pari de me voir mourir avant l’échéance du contrat. Celui-ci avait été signé devant notaire après un contrôle médical.
Sur quels faits David Walsh se basait-il ?
Sur mon âge, mon poids, ma manière de vivre… Il procède toujours comme cela. Il parie aujourd’hui sur les courses de chevaux. Il se renseigne donc à fond sur les chevaux, accumulant ainsi un nombre incroyable de données. Dans mon cas, c’était pareil.
En quoi consiste l’installation ?
Trois caméras ont été installées chez moi le 1er janvier 2010. Elles ont depuis été remplacées par des modèles en haute définition. Elles sont, je crois, capables de lire mon courrier. Une grosse machine se charge d’envoyer les images en direct en Tasmanie, où elles sont archivées. David Walsh paie quelqu’un pour me regarder en direct sur trois écrans différents et pour faire une espèce de best of hebdomadaire.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce pari faustien ?
Plusieurs choses. Si on regarde quelqu’un vivre, on n’a soi-même plus d’existence. Si David Walsh me regardait en permanence, il n’aurait plus de temps pour lui. D’autre part, et c’est lié à l’univers informatique, plus on accumule des informations, moins on en sait. Mon œuvre en Tasmanie compte désormais des dizaines de milliers d’heures d’enregistrement. Cela revient à ne rien pouvoir voir. Mais si je dis que David Walsh a acheté ma vie, lui préfère dire qu’il a acheté ma mémoire. Il peut savoir qui j’ai accueilli chez moi il y a deux ans à pareille époque. Moi, je l’ai oublié. En réalité, David Walsh ne possède rien de moi. Il a cette masse de DVD impossible à regarder. Il ne sait rien de mes pensées.
Selon vous, quelles étaient les motivations de David Walsh ?
C’est un être particulier, très intelligent. Il n’a pas eu une éducation classique et il s’est retrouvé avec un argent considérable. Il est donc totalement libre. Mon idée n’aurait sans doute pas été acceptée par un conservateur de musée traditionnel.
Est-il vraiment obsédé par la mort ?
Il y a chez lui une fascination presque ludique pour la mort et ce désir de posséder propre à tout collectionneur. Je pense ici aux premiers Egyptiens qui, dans leurs sarcophages, se retrouvent aujourd’hui dans son musée en Tasmanie… C’est comme si nos propres dépouilles devaient un jour finir sur Mars!
David Walsh a dit un jour qu’il aimerait vous voir mourir en direct, à l’écran…
Il est joueur et provocateur. Je l’appelle «le diable de Tasmanie». Il veut être plus fort que le hasard. Seul le diable pense qu’il est plus fort que Dieu.
La mémoire et la mort ont toujours été des thèmes centraux dans le travail de l’artiste. Ici l’exposition «Haunted» en 2005 au Guggenheim. KEYSTONE / MIGUEL TONA
Que signifie pour vous la notion d’immortalité ?
Je n’ai pas de désir d’immortalité. En revanche, j’ai toujours eu le désir de sauver ce que j’appelle la petite mémoire. Celle-ci consiste à se souvenir de sa grand-mère, d’une histoire drôle ou de l’endroit pour acheter le meilleur gâteau à la crème. Ces petits souvenirs disparaîtront avec nous. Cette question m’obsède. Chaque personne est unique et importante. Mais tellement fragile. Moi, j’essaie de sauver tout le monde en sachant que c’est impossible.
Vous ne croyez donc pas à l’immortalité?
Pas du tout. Surtout que je ne suis pas croyant. Mais je crois que nous avons chacun un savoir que nous n’avons jamais appris. Il nous a été donné par nos ancêtres. C’est un savoir vague et mélangé. Nous conservons en nous quelques traces qui proviennent de ceux qui nous ont précédés.
Que reste-t-il d’autre ?
A la fin d’une exposition, la plupart de mes œuvres sont détruites. Mais elles pourront être refaites, même après ma mort. Ce qui reste aussi, ce sont les mythes. J’ai récemment réalisé une pièce où, grâce à une installation au bord de la mer, je parle à des baleines. Elle est en Amérique du Sud, dans un coin introuvable. Selon un mythe amérindien, les baleines connaissent le début des temps. J’ai posé cette question de l’origine à beaucoup d’êtres humains. Ils ne m’ont jamais répondu. En désespoir de cause, j’ai posé la question à des baleines. Dans cinquante ou cent ans, je serai oublié. Mon installation au bord de la mer sera détruite. Mais peut-être que chez les Amérindiens, on se dira qu’un jour un fou à voulu parler aux baleines.
Vous avez dit que «La vie de C.B.» était votre œuvre ultime. Dans quel sens?
Elle est ultime parce qu’elle s’arrêtera à ma mort. J’ai une autre pièce ultime: un compteur qui égraine toutes les secondes de ma vie. Il augmente constamment et s’arrêtera à ma mort. Ce qui est piquant, c’est que David Walsh avait prévu un certain de nombre de rayonnages pour conserver les DVD d’enregistrements. Mais comme il a perdu son pari, il a été obligé d’acheter une armoire supplémentaire!