APG et autogoal, les musiques de création en état d'urgence
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En temps normal, au sein de la Fédération Genevoise des Musiques de Création (FGMC), 46% des membres gagnent moins de 2000 francs par mois, un chiffre qui s’élève à 71% des membres si on prend ceux qui gagnent moins de 3000 francs par mois. L’idée d’une rencontre pour parler de ce problème précède donc la crise du Covid-19, même si «la pandémie a exacerbé l’extrême précarité des musiciens».
La batteure Béatrice Graf préside la FGMC depuis sa création en novembre 2019, la même année où elle a été désignée lauréate du Prix suisse de Musique. Nous avons voulu lui parler avant cette première Rencontre des Musiques de Création qui doit avoir lieu mardi. Organisé par la FGMC, en collaboration avec le Service Culturel de la Ville de Genève, l’Alhambra et l’association Sémaphore, cet évènement est ouvert à tout le monde, à suivre en ligne.
Musique de création, un terme qui fait un peu niche? «On parle de musiques de création car on fait une différence entre les musiques de répertoire, que ce soit de la musique classique ou une reprise d’AC/DC, et l’acte de création, que ce soit des musiciens issus de la musique contemporaine, du jazz, du rock, de la chanson française», nous explique Béatrice Graf.
Pour elle, la précarité des musiciens est un vieux sujet. «Ce qui a fondamentalement changé entre les années 1980 ou 1990 et maintenant, c’est que les musiciens qui jouaient bien enseignaient généralement dans une école, sans forcément avoir de diplôme, puisqu’il n’existait pas encore tous les cursus que l’on a aujourd’hui. Ils avaient donc un temps partiel assuré par leur charge de professeur. S’ajoutaient les cachets qu’ils touchaient mano a mano –selon les genres musicaux entre 100 et 300 CHF–, et le produit des ventes de disques, et ça allait à peu près. Aujourd’hui, la filière de l’enseignement est saturée, les cachets n’ont pas suivi l’augmentation du coût de la vie, les ventes de disques ont quasiment disparu et le nombre de musiciens actifs sur la scène s’est multiplié par dix! N’oublions pas qu’il existe sept hautes écoles de musique en Suisse…»
Or, les budgets alloués aux musiques actuelles n’ont eux pas du tout évolué. «Ils se sont plutôt péjorés. Aujourd’hui, même ceux qui tournent énormément, avec parfois 110 ou 120 concerts par an, n’arrivent parfois pas à atteindre un revenu de 3000 francs mensuels.»
Béatrice Graf déplore «l’autogoal» que la branche s’est fait en 2009, au moment où la Confédération imposait le salariat des professionnels de la culture «dès le premier franc», étant donnée la multiplicité des employeurs et les engagements à durée déterminée, deux caractéristiques propres au secteur. Alors que d’autres domaines artistiques ont appliqué la consigne, celui des musiques actuelles et de création s’est montré réticent à payer des charges sociales, «à cause du manque de moyens, mais aussi par crainte des lourdes charges administratives».
Avec la crise du Covid-19, beaucoup de musiciens qui tournaient beaucoup et ne coûtaient rien à la collectivité, ne vivant que de leurs cachets, se sont retrouvés du jour au lendemain à l’aide sociale. «Mais ce n’est pas leur place.» Du coup ils n’ont pas eu droit aux APG (allocation pour perte de gain) ni aux RHT (réduction de l’horaire de travail). «Je pense d’ailleurs au cas précis d’une musicienne indépendante qui a tourné toute l’année 2019 avec une grande artiste suisse, dans de bonnes conditions et avec de bons cachets. Parmi mes connaissances, c’est la personne qui de loin a reçu le plus d’argent en APG –voire deux fois plus que les autres–, soit 2000 francs par mois. Et c’est vraiment le maximum dont j’aie eu connaissance, car d’autres ont reçu des sommes dérisoires comme 5,60 CHF! Les musiciens qui s’en sont le mieux tirés sont ceux qui fonctionnent avec le salariat uniquement, dans l’intermittence.»
La première Rencontre des Musiques de Création aura pour objectif d’ouvrir le débat sur le statut des musiciennes et musiciens du domaine, l’une des questions prioritaires de la fédération. «Nous souhaitons également demander un rééquilibrage des budgets de la culture afin que les musiques de création soient dotées correctement –par les collectivités publiques mais aussi avec les fondations privées–, à l’égal des autres corps d’activités artistiques professionnels.»
La question de la durabilité dans la culture sera également abordée. «Il est important qu’un écosystème soit mis en place, qui permette à la fois de vivre de manière correcte et non au détriment de la planète. Cela inclut toutes les questions liées à l’écologie. Il me semble qu’avec le Covid-19, c’est devenu une évidence. Il faut privilégier des réseaux locaux, de petites structures, de petits festivals. De manière globale, il nous faut réfléchir à la manière d’arriver à une forme de décroissance, ce qui ne rime pas forcément avec perte, mais plutôt avec augmentation de sens, de contenu, de partage. Il est important d’être conscient que la culture n’est pas un milieu qui serait en dehors des autres, et que nous aussi nous avons un rôle à jouer dans la question écologique.»
La batteure met l’accent sur l’important travail pédagogique qu’il reste à faire auprès du public et des élus. «Pour expliquer quelles sont nos pratiques, rendre visible tout le travail en amont d’un concert, tout le bénévolat que cela nécessite. Il est important que nous, musiciennes et musiciens professionnels, développions un discours pour communiquer quels sont nos besoins et comment nous envisageons un développement qui soit éco-responsable et durable.»
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