Bien sûr, d’autres glaciers plus hauts et plus imposants – en Himalaya ou en Arctique – persisteront un peu plus longtemps, quelques centaines d’années dans le meilleur des cas. Mais leur destin, dans la trajectoire climatique actuelle, paraît scellé. Pour les Suisses qui, depuis Horace de Saussure et ses premières aventures alpines, entretiennent un rapport émotionnel avec cette frontière sauvage, il y a cependant plus à en retenir qu’un simple constat de fatalité.
La partie émergée de l’iceberg
La cause de cette tragédie est bien connue: pétrole, charbon, gaz et autres dérivés que nous brûlons pour produire depuis l’ère industrielle. Ces ressources carbonées que la Terre a mis des millions d’années à capturer libèrent des quantités colossales de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Notre responsabilité, en tant qu’espèce, ne fait plus aucun doute. Notre ère géologique marquée par l’humain s’appelle «Anthropocène» - et succède à l’Holocène dans lequel nous vivons depuis 12'000 ans et la fin du dernier grand âge glaciaire.
Or, la principale caractéristique de cet Anthropocène, c’est l’accélération. Les âges glaciaires et interglaciaires qui ont vu les glaciers avancer et reculer une centaine de fois depuis 2,6 millions d’années étaient caractérisés par le temps profond, où les minutes étaient des millénaires. Or, depuis 1930, il n’a fallu que huit décennies pour perdre la moitié de la masse des glaciers suisses.
En sortant de terre à un rythme vertigineux de 100 millions de barils par jour de pétrole et 244 tonnes par seconde de charbon, notre espèce a accéléré le cours de l’Histoire dans des proportions stupéfiantes. Le temps long de la glaciologie et des sciences de la Terre est devenu celui de l’urgence climatique.
Or, ce que nous savons du fonctionnement de la terre, nous le savons grâce aux précédents historiques. En déstabilisant le fonctionnement de la planète, nous perdons les points de référence du passé ainsi que notre capacité à bien modéliser l'avenir. La science court le risque de devenir aveugle. Et ce qui est dramatique, c’est que le dérèglement climatique n’est qu’un des nombreux processus géophysiques affectés par les activités humaines: acidification des océans, perte de biodiversité, pollution chimique… Pour eux aussi, les «points de bascule» se rapprochent. Nous entrons en terra incognita. Les glaciers ne sont que la partie émergée de l’iceberg.
Nous savons déplacer des montagnes
Le recul rapide des glaciers suisses nous met devant les yeux la preuve désespérante du désordre climatique du monde, sans doute moins abstraite que les appels du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ou les rapports d’experts. En Suisse, il suffit de lever les yeux vers nos sommets de moins en moins blancs, signal annonciateur d’autres effondrements des systèmes naturels et de la biodiversité qu’ils abritent.
Nous sommes donc aux premières loges pour voir à quel point l’action humaine a déstabilisé des processus vieux de plusieurs millions d'années. Mais nos glaciers sont aussi la preuve que nous pouvons déplacer des montagnes, puisque nous pouvons les faire fondre. Pour éviter le pire, serons-nous capables de déplacer d’autres montagnes? Celles des lobbys, de la bureaucratie, des habitudes, des idéologies?
Nous autres les scientifiques du climat, glaciologues, géologues, climatologues, avons en tout cas choisi. Nous voulons actionner tous les leviers à disposition, y compris politiques. Parce que si pour nos glaciers, il est déjà trop tard, nous pouvons encore éviter de scier les autres branches sur lesquelles repose notre équilibre naturel: mangroves inondables, forêts menacées d’incendies, zones fertiles à risque de devenir arides, etc.
Certes, la Suisse est petite et ces changements nécessaires paraissent immenses. Mais précisément parce que l’agonie de nos glaciers nous donne un avant-goût de ce qui menace les autres ramures du système Terre, ne rien faire n’est plus une option. Nous sommes tous assis sur ces branches qui sont celles de la vie de notre planète.
Signataires (par ordre alphabétique)
Tom Battin, professeur en sciences de l’environnement et directeur scientifique de l’expédition Vanishing Glaciers,
Etienne Berthier, glaciologue et directeur de recherche au CNRS
Daniel Farinotti, professeur de glaciologie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ),
Mauro Fischer, chercheur à l’Institut de géographie de l’Université de Berne,
Frederic Herman, recteur de l’Université de Lausanne (UNIL),
Martin Hoelzle, professeur de géosciences à l’Université de Fribourg,
Matthias Huss, professeur de glaciologie à l’EPFZ,
Guillaume Jouvet, professeur de glaciologie à l'UNIL
Stuart Lane, professeur à l’UNIL,
Martine Rebetez, professeure de climatologie à l’Université de Neuchâtel et à l'Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL),
Sonia Seneviratne, professeure de climatologie à l’EPFZ et experte sur le rapport du Giec de 2021,
Michael Styllas, paléoclimatologue et chef de l'expédition Vanishing Glaciers, EPFL
Andreas Vieli, professeur de glaciologie à l’Université de Zurich,
Jemma Wadham, biogéochimiste glaciaire à l’Université de Bristol, auteure de Ice Rivers
Amédée Zryd, glaciologue et auteur
La rédaction de Heidi.news